L’Art de la fugue amnésique I (3)
23 février
Quant à Louis…
Louis n’est rien pour moi. Cette phrase est stupide. Personne n’est rien pour personne. La phrase est cette fois majestueusement incompréhensible. Jamais tout à fait rien. Personne. Rien. Une phrase toute en négation pour dire que Louis est. C’est tout nous. Louis et moi.
Louis est mais il n’est pas pour moi. Je n’en dirai pas plus.
Ce qui n’est pas sans me rappeler ce que serait Socrate si la Pythie ne l’avait nommé comme philosophe. Un brave petit soldat appuyé sur sa lance à ne rien foutre au milieu du camp grec. Il faut être nommé pour être. Je ne sais pas pourquoi je parle de Socrate. Je suppose pour ne pas parler de Louis.
Passons. Mon attention se tourne à nouveau ce matin vers Suzie. Imaginer Suzie en robe de chambre me ravit. Ce négligé. L’odeur du petit matin. Cette indifférence à soi. Elle n’a pas changé sa culotte depuis trois jours. Elle traîne des mules au bout de ses pieds. Je tombe amoureux du vernis écaillé de ses ongles. Nous chuchotons le langage incompréhensible des amants – la langue de l’Île.
Cette intimité où vous n’êtes rien me trouble inimaginablement. Enfin, vous n’êtes pas tout à fait rien – non plus. Vous beurrez ses biscottes. Inimaginablement n’est pas plus juste puisque je ne fais qu’imaginer son intimité. Suzie au réveil, l’idée de Suzie, cette coupe anatomique dans sa matinée quand elle est seule avec ses sensations ordinaires, à peine perçues, à peine consciente d’elle-même, de son mari, de la biscotte beurrée qu’il lui tend, alors qu’elle a le regard perdu par la baie vitrée de la cuisine. J’aime imaginer qu’elle pense à moi au cours de la réception l’avant-veille, qu’elle se souvient de sa main dans ma main, de ma bouche sur le dos de sa main.
Et voilà que tout à coup elle pense que je l’imagine. Elle se redresse, resserre sa robe de chambre sur sa poitrine, fait un peu moins de bruit en croquant sa biscotte. Je me suis moi-même levé, un peu haletant, très étonné, très effrayé. J’ôte ma main de ma poche. J’observe si Louis m’a surpris. Il est rentré à l’aube. Il me tourne le dos, indifférent, le front appuyé contre la baie vitrée de notre cuisine.
– Où étais-tu, Louis ? – Je n’en sais rien. – Trois jours, tout de même. – Tant que ça ? – Ne te moque pas de moi, tu sais parfaitement où tu étais, Louis. – Justement, non. Une curieuse absence… – Une absence, en effet.
Il revient s’asseoir à notre table. Je l’observe par-dessus le bord de mon bol de chocolat chaud – plus très chaud, maintenant. Tout à fait froid, même.
En effet, il n’est pas vraiment là. L’a-t-il jamais été ? Au début, peut-être, quand nous nous sommes disputés la place gauche de mon lit. Je ne lui ai jamais pardonné ma lâcheté. Le sait-il ? Ce savoir justifierait son absence. L’un de nous est-il de trop dans mon lit ?
29 février.
– Je n’avais rien à foutre, je me suis dit Tiens, si je passais.
Il est là, devant moi, dans mon fauteuil favori, il est extraordinairement insignifiant. A ce point c’est un objet esthétique.
Il a déposé son petit sac de provisions devant lui, quasi sur ses pieds. Visiblement, il croit ne tenir que très peu de place. Il me dit qu’il a eu de la peine à s’endormir la veille mais qu’au réveil il était plutôt en forme. Il me dit qu’il a déjeuné au bar des Sportifs avant de faire ses courses. Le croissant n’était pas terrible. Il a acheté trois tomates cœur de bœuf, des oignons doux, il lui manquait du vinaigre : il a choisi du Xeres à la ciboulette. Il a rencontré Louis qui n’a pas eu l’air de le voir. Il doit faire une radio dans l’après-midi. Il ne veut pas me donner du souci, ce n’est pas grand-chose : une douleur intermittente à la poitrine, dont il espère qu’elle ne soit que musculaire (il semble que la souffrance au colon qui l’a tant inquiété ait disparu). Mais il y a aussi ce tiraillement qui ne laisse plus de répit depuis quelque temps : il veut parler de son testicule droit.
Ah.
Mais que je n’aille pas m’affoler ! Roger (c’est son nom, Roger), si tout se passe bien, partira demain dans l’île de Koh Chang pour cinq ou six jours. Il reviendra passer deux nuits à Pattaya, puis il ira faire une petite escapade de trois jours à Angkor. Il m’écrira, plutôt qu’une carte postale, le courrier n’arrivant pas toujours à destination, un e-mail à l’orthographe déficiente que je voudrai bien lui pardonner (avec les ordinateurs de Thaïlande on ne parvient à mettre aucun accent sur les mots).
Oh.
Il se lève et s’en va.
Je passe la main sur mon crâne comme je l’ai vu faire aux samouraïs de Kagemusha. Il est dommage que je n’aie pas de cimeterre.
Le monde n’est pas une ratatouille.
Le monde est innommable. Non comestible. Sans forme. Sans raison d’être. Sans cause et sans but. L’injustifié est le trou noir de notre cosmos intérieur. J’aime cette phrase. Je ne suis pas sûr de sa signification.