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Publié par Michel Castanier

23 février

Quant à Louis…

Louis n’est rien pour moi. Cette phrase est stupide. Per­sonne n’est rien pour personne. La phrase est cette fois ma­jestueusement incompréhensible. Jamais tout à fait rien. Per­sonne. Rien. Une phrase toute en négation pour dire que Louis est. C’est tout nous. Louis et moi.

Louis est mais il n’est pas pour moi. Je n’en dirai pas plus.

Ce qui n’est pas sans me rappeler ce que serait Socrate si la Pythie ne l’avait nommé comme philosophe. Un brave petit soldat appuyé sur sa lance à ne rien foutre au milieu du camp grec. Il faut être nommé pour être. Je ne sais pas pour­quoi je parle de Socrate. Je suppose pour ne pas par­ler de Louis.

Passons. Mon attention se tourne à nouveau ce matin vers Suzie. Imaginer Suzie en robe de chambre me ravit. Ce négligé. L’odeur du petit ma­tin. Cette indif­férence à soi. Elle n’a pas changé sa culotte depuis trois jours. Elle traîne des mules au bout de ses pieds. Je tombe amou­reux du vernis écaillé de ses ongles. Nous chu­chotons le lan­gage incom­préhensible des amants – la langue de l’Île.

Cette intimité où vous n’êtes rien me trouble inimagina­blement. Enfin, vous n’êtes pas tout à fait rien – non plus. Vous beurrez ses bis­cottes. Inimaginablement n’est pas plus juste puisque je ne fais qu’imaginer son intimité. Suzie au réveil, l’idée de Suzie, cette coupe anatomique dans sa matinée quand elle est seule avec ses sensations ordi­naires, à peine perçues, à peine cons­ciente d’elle-même, de son mari, de la biscotte beurrée qu’il lui tend, alors qu’elle a le regard perdu par la baie vitrée de la cui­sine. J’aime ima­giner qu’elle pense à moi au cours de la réception l’avant-veille, qu’elle se sou­vient de sa main dans ma main, de ma bouche sur le dos de sa main.

Et voilà que tout à coup elle pense que je l’imagine. Elle se redresse, resserre sa robe de chambre sur sa poitrine, fait un peu moins de bruit en croquant sa bis­cotte. Je me suis moi-même levé, un peu haletant, très étonné, très effrayé. J’ôte ma main de ma poche. J’observe si Louis m’a surpris. Il est rentré à l’aube. Il me tourne le dos, indif­férent, le front appuyé contre la baie vitrée de notre cuisine.

– Où étais-tu, Louis ? – Je n’en sais rien. – Trois jours, tout de même. – Tant que ça ? – Ne te moque pas de moi, tu sais parfaitement où tu étais, Louis. – Justement, non. Une cu­rieuse ab­sence… – Une absence, en effet.

Il revient s’asseoir à notre table. Je l’observe par-dessus le bord de mon bol de chocolat chaud – plus très chaud, maintenant. Tout à fait froid, même.

En effet, il n’est pas vraiment là. L’a-t-il jamais été ? Au début, peut-être, quand nous nous sommes disputés la place gauche de mon lit. Je ne lui ai jamais pardonné ma lâcheté. Le sait-il ? Ce savoir justifierait son absence. L’un de nous est-il de trop dans mon lit ?

29 février.

– Je n’avais rien à foutre, je me suis dit Tiens, si je pas­sais.

Il est là, devant moi, dans mon fauteuil favori, il est ex­traordinairement insignifiant. A ce point c’est un objet es­thétique.

Il a déposé son petit sac de provisions devant lui, quasi sur ses pieds. Visiblement, il croit ne te­nir que très peu de place. Il me dit qu’il a eu de la peine à s’endormir la veille mais qu’au réveil il était plutôt en forme. Il me dit qu’il a déjeuné au bar des Sportifs avant de faire ses courses. Le crois­sant n’était pas terrible. Il a acheté trois tomates cœur de bœuf, des oignons doux, il lui man­quait du vinaigre : il a choisi du Xeres à la ciboulette. Il a rencontré Louis qui n’a pas eu l’air de le voir. Il doit faire une radio dans l’après-midi. Il ne veut pas me donner du souci, ce n’est pas grand-chose : une douleur intermittente à la poitrine, dont il es­père qu’elle ne soit que musculaire (il semble que la souf­france au colon qui l’a tant inquiété ait dis­paru). Mais il y a aussi ce ti­raillement qui ne laisse plus de répit depuis quelque temps : il veut parler de son testi­cule droit.

Ah.

Mais que je n’aille pas m’affoler ! Roger (c’est son nom, Roger), si tout se passe bien, partira demain dans l’île de Koh Chang pour cinq ou six jours. Il reviendra passer deux nuits à Pattaya, puis il ira faire une petite escapade de trois jours à Angkor. Il m’écrira, plutôt qu’une carte postale, le courrier n’arrivant pas toujours à destination, un e-mail à l’orthographe déficiente que je voudrai bien lui pardonner (avec les ordinateurs de Thaïlande on ne parvient à mettre aucun ac­cent sur les mots).

Oh.

Il se lève et s’en va.

Je passe la main sur mon crâne comme je l’ai vu faire aux samouraïs de Kagemusha. Il est dommage que je n’aie pas de cimeterre.

Le monde n’est pas une ratatouille.

Le monde est innommable. Non comestible. Sans forme. Sans rai­son d’être. Sans cause et sans but. L’injustifié est le trou noir de notre cosmos intérieur. J’aime cette phrase. Je ne suis pas sûr de sa signification.

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