Lire tue – 27
ABX
Certes, les cahiers de Roger Camus – une fois remis en grandes pompes au Département des manuscrits locaux – seront sa stèle et ces visites au Temple de la littérature bientôt un pèlerinage à la Mecque. Nous cherchions déjà quelle épitaphe – quel titre – leur donner.
« Ipse ?
– Ipsissimus?»
Voilà une source intarissable de dissensions. Sans doute prématurée. Il n’est tout de même pas dit que l’œuvre immortelle ne finisse plutôt dans les archives criminelles. Rien n’était encore sûr.
« Casier RC au Musée du crime avec la chaise de Judas, l’araignée espagnole, la manivelle intestinale, les chevalets, brodequins, estrapades, pals, et autres guillotines républicaines ? »
L’idée amusa beaucoup, l’atmosphère était à la détente, à l’esprit de récréation. La fin de Roger ?
« Un malveillant aura achevé le Grand Écrivain…
– Un jaloux ! »
L’Association s’étouffait de rires, se tapait sur l’épaule, gigotait sur les chaises.
« On l’a mis au pilon !
– On a réduit son cercueil, mais il est encore de l’art, il est une compression.
– Un objet incompréhensible pour la culture modérée du gendarme qui le logera dans un carton avec les cahiers. »
Comment exprimer la tension nerveuse que provoque une créature d’exception ? Je ne savais pas alors à quel point cette nervosité du soulagement allait me gagner…
« Il n’est pas mort : il aura fui !
– Il sera revenu finalement à plus de raison et de mesure.
– Il se sera caché sur une île !
– Ce retour sur soi plein de sagesse nous dit que le Poète s’est ressaisi : il n’écrira plus de poésie. »
La satisfaction est générale. S’il avait aussi cessé d’assassiner tout ce qui passe à sa portée, êtres humains ou personnages, elle serait même complète.
Il y aurait eu beaucoup à dire. Je me suis tu. Comme dirait Morse, laissons du mystère au Mystère.
ABY
Je n’ai pas suffisamment précisé (je n’y ai pas assez insisté et le lecteur moderne est assez souvent écervelé) que j’avais entrepris cette compilation de notes superficielles sans avoir fini ma lecture des cahiers. Sous l’effet d’une impulsion, d’un enthousiasme irrésistible et sans doute – et de façon d’abord confuse – avec l’idée d’en être : de participer à mon humble manière à une création en chantier.
Ce travail au long cours – justement – m’a donné l’impression d’une navigation où l’horizon se dérobe sans fin. On le sait à présent, il nécessitait plusieurs lecteurs, en somme un équipage. Nous faisions voile à plusieurs sur cet océan de lignes bleu Waterman en laissant derrière notre étrave l’écume d’un sillage d’interprétations et la multitude d’aigrettes de nos réactions subjectives. Voilà une image qui me plaît bien, c’est ce que j’appelle participer.
Avions-nous plaisir à lire les cahiers ? sans aucun doute. Mais nous voulions surtout – bien dignes de ce fameux lecteur moderne, doux crétin – savoir quelle serait la fin de « l’histoire », puisque, de toute façon, nous connaissions le nom de l’assassin – mais où était cette fin, les avis divergeaient ? On envisagea d’avoir à y consacrer toute son existence et de n’y voir pas de fin avant notre propre fin. Cette fin devait être cachée dans les cahiers. Peut-être l’avions-nous lu sans en percevoir l’ampleur. Elle abusait dans une formule toute faite, cachée dans un lieu commun (si rare chez lui). Si c’était le cas nous aurions à relire et lire à nouveau et lire sans fin.
Bientôt se fit jour – ou aurait dû se faire jour chez les plus futés – la peur même de connaître cette fin. Le professeur de philologie Samuel Ciron, un de nos plus anciens abonnés, que j’avais mis à contribution sur le tard (plus on est de sages, plus on rit) en lui confiant quelques cahiers non déchiffrés, m’avait téléphoné dans un mélange d’euphorie et de vague appréhension.
« Je crois que je l’ai trouvée. Je vous rappelle. »
Je suis à peu près sûr d’avoir entendu des larmes perler dans sa voix. Je ne me prononcerai pas sur leur cause. De rappel il n’y eut, Samuel ayant disparu de la bibliothèque, de son appartement, de nos vies. Son corps ne fut jamais retrouvé. Par bonheur, les cahiers furent récupérés dans le coffre-fort du professeur quand on eut dynamité la porte blindée. Aucun, à mon sens, ne présentait cette particularité notable – cet infime relâchement de la tension – qui laisse à penser que l’histoire se termine.
ABZ
C’est aujourd’hui un sentiment d’urgence qui m’impose d’exposer ces considérations fébriles avant même d’avoir pu en venir au terme de ma lecture des cahiers.
Avouons d’abord une présomption assez courante dans l’univers des Lettres : je m’étais persuadé de comprendre les cahiers dans leurs différents niveaux polyphoniques, arrière-plans intertextuels et conséquences eschatologiques avant d’en avoir achevé la dernière page. C’est un tort.
Si la ferveur littéraire m’a d’abord mené – l’admiration mais aussi l’enthousiasme d’avoir mon action enfin révélée et pérennisée dans l’Histoire des lettres françaises grâce à la découverte du plus grand écrivain du monde – une inquiétude a peu à peu assombri mes recherches fébriles. Il est délicat de s’exprimer sur un tel sujet sans passer pour un hurluberlu mais ce serait être un plus grand hurluberlu que de ne pas écouter, non la petite voix qui chuchote dans tout grand style, mais la petite voix qui murmure que je commets une épouvantable connerie.
C’est une intuition toute personnelle, car elle ne semble pas partagée par mes collaborateurs. Même le sort de Samuel Ciron après celui de notre stagiaire Josette n’altère pas la confiance générale. Il est vrai que ces braves gens sont des esprits peu formés, leurs travaux littéraires en témoignent. Mes premiers essais en ce sens (leur apporter en quelque sorte la Révélation) m’ont valu des yeux ronds et j’ai dû renoncer – en somme risquer seul ma vie ou ma raison en errant dans la Forêt des signes.
La chevalerie des Lettres pour aucune Dame ni Renommée vraisemblable est le Risque d’un Danger incertain ajouté au danger d’un ridicule certain. Osons ! Jetons-nous !
Cet abus de majuscules ne me rassure pas. Un usage excessif en est le symptôme qu’un esprit s’égare dans des considérations fumeuses et pour le moins mystiques. Ce qui allait encore moins me rassurer fut le nombre des disparitions récentes parmi les membres de l’Association des Amis de Roger Camus.
Une telle fenaison (je n’ai pas la moindre idée de ce peut être vraiment une fenaison, n’ayant jamais mis les pieds dans un champ, mais parfois l’image nous emporte bien au-delà de notre modeste expérience) cette fenaison allait augmenter considérablement dans les jours qui suivirent.
Je ne nommerai pas ces victimes de la Cause, il n’est plus temps.
[à suivre]
[l’image est de Georges Bousquet]