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Publié par Michel Castanier

Georges Bousquet

 

 

ABX

 

Certes, les cahiers de Roger Camus – une fois remis en grandes pompes au Départe­ment des manuscrits locaux – se­ront sa stèle et ces visites au Temple de la littérature bientôt un pèle­rinage à la Mecque. Nous cherchions déjà quelle épi­taphe – quel titre – leur donner.

« Ipse ?

– Ipsissimus?»

Voilà une source intaris­sable de dis­sen­sions. Sans doute prématurée. Il n’est tout de même pas dit que l’œuvre immor­telle ne finisse plutôt dans les archives criminelles. Rien n’était encore sûr.

« Casier RC au Musée du crime avec la chaise de Judas, l’araignée espa­gnole, la manivelle intestinale, les chevalets, brodequins, estra­pades, pals, et autres guillotines républi­caines ? »

L’idée amusa beaucoup, l’atmosphère était à la détente, à l’esprit de récréation. La fin de Roger ?

« Un malveillant aura achevé le Grand Écrivain…

– Un jaloux ! »

L’Association s’étouffait de rires, se tapait sur l’épaule, gi­gotait sur les chaises.

« On l’a mis au pilon !

– On a ré­duit son cercueil, mais il est encore de l’art, il est une compres­sion.

– Un objet in­compréhen­sible pour la culture modérée du gendarme qui le logera dans un carton avec les ca­hiers. »

Comment exprimer la tension nerveuse que provoque une créature d’exception ? Je ne savais pas alors à quel point cette nervosité du soulagement allait me gagner…

« Il n’est pas mort : il aura fui !

– Il sera re­venu finalement à plus de raison et de me­sure.

– Il se sera caché sur une île !

Ce retour sur soi plein de sagesse nous dit que le Poète s’est ressaisi : il n’écrira plus de poésie. »

La satisfaction est générale. S’il avait aussi cessé d’assassiner tout ce qui passe à sa portée, êtres humains ou per­sonnages, elle serait même complète.

Il y aurait eu beaucoup à dire. Je me suis tu. Comme di­rait Morse, laissons du mystère au Mystère.

 

ABY

 

Je n’ai pas suffisamment précisé (je n’y ai pas assez insisté et le lecteur moderne est assez souvent écervelé) que j’avais entrepris cette compilation de notes superficielles sans avoir fini ma lecture des cahiers. Sous l’effet d’une impulsion, d’un enthousiasme ir­résistible et sans doute – et de façon d’abord confuse – avec l’idée d’en être : de participer à mon humble ma­nière à une créa­tion en chantier.

Ce travail au long cours – justement – m’a donné l’impression d’une navigation où l’horizon se dérobe sans fin. On le sait à présent, il nécessitait plusieurs lecteurs, en somme un équipage. Nous faisions voile à plusieurs sur cet océan de lignes bleu Waterman en laissant derrière notre étrave l’écume d’un sil­lage d’interprétations et la multitude d’aigrettes de nos réac­tions subjectives. Voilà une image qui me plaît bien, c’est ce que j’appelle participer.

Avions-nous plaisir à lire les cahiers ? sans aucun doute. Mais nous voulions surtout – bien dignes de ce fameux lecteur moderne, doux crétin – sa­voir quelle serait la fin de « l’histoire », puisque, de toute façon, nous con­naissions le nom de l’assassin – mais où était cette fin, les avis diver­geaient ? On envisagea d’avoir à y consacrer toute son existence et de n’y voir pas de fin avant notre propre fin. Cette fin devait être ca­chée dans les cahiers. Peut-être l’avions-nous lu sans en perce­voir l’ampleur. Elle abusait dans une formule toute faite, cachée dans un lieu commun (si rare chez lui). Si c’était le cas nous aurions à relire et lire à nouveau et lire sans fin.

Bientôt se fit jour – ou aurait dû se faire jour chez les plus futés – la peur même de con­naître cette fin. Le professeur de philologie Samuel Ciron, un de nos plus anciens abonnés, que j’avais mis à contribution sur le tard (plus on est de sages, plus on rit) en lui confiant quelques cahiers non déchiffrés, m’avait télé­phoné dans un mélange d’euphorie et de vague appréhen­sion.

« Je crois que je l’ai trouvée. Je vous rappelle. »

Je suis à peu près sûr d’avoir entendu des larmes perler dans sa voix. Je ne me prononcerai pas sur leur cause. De rappel il n’y eut, Samuel ayant disparu de la bibliothèque, de son appar­tement, de nos vies. Son corps ne fut jamais re­trouvé. Par bon­heur, les cahiers furent récupérés dans le coffre-fort du profes­seur quand on eut dynamité la porte blindée. Aucun, à mon sens, ne présen­tait cette particularité notable – cet infime relâchement de la tension – qui laisse à penser que l’histoire se termine.

 

 

ABZ

 

C’est aujourd’hui un sentiment d’urgence qui m’impose d’exposer ces considérations fébriles avant même d’avoir pu en venir au terme de ma lecture des cahiers.

Avouons d’abord une présomption assez courante dans l’univers des Lettres : je m’étais persuadé de comprendre les cahiers dans leurs différents niveaux polyphoniques, arrière-plans intertextuels et conséquences eschatologiques avant d’en avoir achevé la dernière page. C’est un tort.

Si la ferveur littéraire m’a d’abord mené – l’admiration mais aussi l’enthousiasme d’avoir mon action enfin révélée et péren­nisée dans l’Histoire des lettres françaises grâce à la dé­couverte du plus grand écrivain du monde – une inquiétude a peu à peu as­sombri mes re­cherches fébriles. Il est délicat de s’exprimer sur un tel sujet sans passer pour un hurluberlu mais ce serait être un plus grand hurluberlu que de ne pas écouter, non la petite voix qui chuchote dans tout grand style, mais la petite voix qui murmure que je commets une épouvantable connerie.

C’est une intuition toute personnelle, car elle ne semble pas partagée par mes collaborateurs. Même le sort de Samuel Ciron après celui de notre stagiaire Josette n’altère pas la confiance géné­rale. Il est vrai que ces braves gens sont des esprits peu formés, leurs travaux litté­raires en témoi­gnent. Mes premiers essais en ce sens (leur apporter en quelque sorte la Révélation) m’ont valu des yeux ronds et j’ai dû renoncer – en somme risquer seul ma vie ou ma raison en errant dans la Forêt des signes.

La chevalerie des Lettres pour aucune Dame ni Renom­mée vraisemblable est le Risque d’un Danger incertain ajouté au danger d’un ri­dicule certain. Osons ! Jetons-nous !

Cet abus de majuscules ne me rassure pas. Un usage ex­cessif en est le symptôme qu’un esprit s’égare dans des con­sidé­rations fumeuses et pour le moins mystiques. Ce qui al­lait encore moins me rassurer fut le nombre des dispa­ritions récentes parmi les membres de l’Association des Amis de Roger Camus.

Une telle fenaison (je n’ai pas la moindre idée de ce peut être vraiment une fenaison, n’ayant jamais mis les pieds dans un champ, mais parfois l’image nous emporte bien au-delà de notre modeste expérience) cette fenaison allait aug­menter considéra­blement dans les jours qui suivirent.

Je ne nommerai pas ces victimes de la Cause, il n’est plus temps.

 

[à suivre]

[l’image est de Georges Bousquet]

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