Le Cercle des Explorateurs enthousiastes : La Mer oubliée – 14
Discours dit du régime de bananes (suite)
4. L’entreprise est pharaonique. L’Homme de la rue en état de choc. Les marchés apprécient.
Le secteur Communication, sous la direction sagace de Guy Pinson de Cavaillon, médite déjà la campagne de slogans qui exacerbera l’attention enthousiaste du monde civilisé. Un grand battage médiatique précède l’événement. On se dispute les brochures publicitaires joliment coloriées. Les murs des grandes villes d’Europe sont enduits à l’infini d’une même affiche. Un enfant aux cheveux hérissés y est crucifié par la joie : un cri d’extase muet tord à jamais la bouche. Cet être électrocuté de bonheur a deux capsules d’eau minérale qui obturent ses yeux : l’heureux élu a gagné un abonnement à vie au Paradis.
5. Déjà, selon Omar, des fonds de pension américains s'intéressent à cette perle du capitalisme français, ce bijou, cette petite merveille.
– Pioches, pelles, fusils et Coran sous les chariots bâchés, nous repousserons les frontières du doux commerce. Nous avons l’avenir devant nous.
– Le Coran ?
Nous l’avons bientôt dans le dos.
Aucune école de management ne permet aux cadres d’anticiper ce qui allait être la folle conséquence de nos nouvelles expéditions.
Prélude à une imprévisible expansion du monde
1. On voit un inconnu, avec un front incommensurable et de longues bajoues flasques, qui est pris pour un clown à la retraite, mais la courtoisie dont il est entouré détrompe vite : c’est un spécialiste international en mécanique quantique.
Le mécanicien entre avec discrétion dans la roulotte de la Genèse où le professeur a pour habitude de signer ses contrats historiques. Joyau de nos Salons d’expositions historiques – elle est immobile et silencieuse derrière un rectangle de cordon rouge. Le professeur aime parfois y méditer à l’écart de tout.
Deux Berbères costauds, les bras croisés, se tiennent devant la porte. L’inconnu croise sur le seuil le départ d’une femme voilée. Ulysse, très élégant, la tige frêle d’un ballon de Fine Napoléon dans ses doigts, expose aussitôt, avec beaucoup de verve, ce que sera la nouvelle expansion de sa petite entreprise.
2. Le savant, originaire du Cantal, a un nez fort, une chevelure ébouriffée, de gros sourcils froncés sur des yeux de myosotis. Il est aussi vêtu d’un complet trois pièces vert artichaut qui plaît beaucoup au professeur. Un Manhattan de piles de livres encombre le bureau qui sépare les interlocuteurs. Le visiteur s’aménage une vue partielle en déplaçant un traité ferré d’or : Influence de la ruée vers l’Or sur la vie des doryphores américains. L’œuvre sans concession paraît lui ouvrir de nouveaux horizons.
– Ze zera une nouvelle Créazion ! dit Albert le Savant à voix basse.
– Zertes, Zertes, dit le professeur d’un air pénétré.
Très ému, il offre une nouvelle tournée de son meilleur cognac.
– Vous avez tout compris, mon cher garçon, ajoute-t-il, parlant sous l’abri de sa main. Restons discrets.
On s’entretient à mi-voix du chaos, de l’expansion des dissipations, des illusions de l’irréversibilité, d’interactions transitoires et, à l’occasion, du sublime Livre des transformations. On rit beaucoup du démon de Laplace. On cause inconstance cosmogonique. On en vient enfin à disserter du Grand Véhicule en jonglant avec des œufs durs au bar du Café de la plage.
– Quelle est la pensée du Cercle ? dit le professeur à un petit groupe d’admirateurs qui écoute, subjugué.
Le sublime savant, quand il est complètement pompette, aime à enseigner à ses familiers ces vastes sujets : l’Histoire, la Nature humaine, le Destin, le Réel, le Chaos, l’Œuf dur.
– Il est incontestable que l’homme – cet enfant qui ne cesse de grandir – transforme le monde par ses expériences et qu’à son tour celui-ci le transforme en l’amenant à se dépasser. La vie – comme l’art – ne doit-elle pas être une création continue dans un étonnement renouvelé ? Arrêtez-moi si je vous fais un cours, mes bons amis.
– Z’est bien. Z’est très bien.
Style écale un œuf dur avec délicatesse.
– Le zenz de la vie ?
Le mécanicien quantique admet qu’il connaît le sens de la vie. Ses lèvres très fines s’écartent comme s’il s’apprêtait à hurler – ou à mordre.
– Très zimple, cher monzieur, le zenz de la vie z’est la Vie !
Style gobe l’œuf.
C’est ainsi – au cours de longues veillées de méditations – que la théorie quantique des tourbillons est mise à l’épreuve des processus dissipatifs.
[à suivre]