L’Hypothèse impossible IV La Palette magique du docteur Richard Rose – 2
Le Visiteur
Il y eut un matin, il y eut un midi, il y eut un après-midi, c’était le jour du bal costumé, et bien des membres de la Maison Nogre étaient encore sur les terrasses. Le Temps n’a pas de prise sur la bonne société. Le vent paressait sur la pelouse, par une chaude journée d’août. Je revenais de l’asile par la porte bleue, tout à fait sèche à présent. J’avais les mains dans mes poches et sifflotais un petit air. Il m’agaçait de n’en pas reconnaître le titre.
On avait eu de nouvelles visites dans la nuit. Des dames. Distribuées autour des tables comme un jeu de cartes, sans doute truqué. Tante Agathe, la vieille patronne du Palais des glaces d’Hambourg, un bordel en fait, buvant son thé et grignotant du bout des dents un cookie, racontait avoir eu, au cours de sa sieste, un de ces cauchemars fréquents qui l’éveillaient – comme celui où sa Roll’s tombait d’une falaise et qui la faisait crier et gémir.
Cette Agathe – apparue la veille au crépuscule – avait le visage neutre des personnages dans les rêves. Elle était vêtue de gris, chapeau gris, gants gris, parapluie gris qu’elle n’avait pas quittés depuis son arrivée. Si son corps avait été celui d’une poupée de chiffon, vous considéreriez que le jour se voyait à travers le tissu usé jusqu’à la corde. Elle ne disait jamais grand-chose d’intéressant. Elle se contentait de temps à autre d’essayer d’éborgner avec la pointe de son parapluie un des domestiques quand ils passaient à proximité.
Une autre nouvelle invitée – tante Ursule (tailleur noir, chemisier à jabot, monocle comme un petit œuf blanc étincelant au soleil) – n’avait aucune peine à interpréter les rêves.
« Il est temps que tu aies une bonne conduite, Agathe. »
Ursule pianota avec enthousiasme, comme un clavier, les écailles du bébé crocodile posé dans un panier sur ses genoux. Agathe frotta la ligne ténue de ses lèvres avec une serviette en soie avant de répondre.
« Tu es toujours extrêmement futée dès qu’il s’agit des autres, ma petite Ursule. »
Ces dames étaient en apparence absolument insensibles aux couleurs chatoyantes du bois. J’avais reconnu tante Ursule, le Cerveau du consortium russe OLR, à la description que m’en avait faite le guide : toujours en jupe longue à taille de guêpe et corsage boutonné jusqu’au menton, armée de son seul monocle et d’un chapeau cloche, fourrant la plupart du temps Bébé – le petit crocodile – dans son panier de chez Borringer’s d’où seule la tête hideuse dépassait.
Je tirai ma chaise contre elle et lui entourai les épaules : elle demeura sans trop de réaction un instant, mais finit par succomber à l’impression de chaleur et ôta négligemment mon bras, comme si c’était une écharpe de laine insupportable par une telle journée d’été. Elle en parut plus à l’aise. J’en fus à proportion extraordinairement vexé. Ma bienheureuse cordialité tournait mal, j’y perdais ce bien-être moral auquel je tenais tant. Avais-je l’avantage énigmatique de n’être décidément jamais là ? – Mais à nouveau mes mots pour protester étaient empêchés par un voile qui bouchait mes lèvres ou par du tissu qui les voilait : seuls passaient de vagues borborygmes indignés.
Cousin Glock, le magistrat niçois, buvait son thé à petites lapées avec ces dames, les pieds posés sur sa mallette de cuir rouge, récupérée après un combat épique : cet attaché-case qu’on lui avait toujours connu et dont personne au monde – « du moins, faut-il l’espérer », à ce qu’il avait confié en aparté à Fanny Bergon, chuchotant, la lèvre à peine discernable – ne connaissait le contenu (à part les ogrettes, bien sûr, avait précisé mon guide).
« Et qu’en est-il ? » lui avais-je demandé.
Virgile avait eu un geste incertain.
« Vaut mieux pas savoir, mon vieux. C’est trop tôt. Vaut mieux pas. »
[à suivre]