L’Hypothèse impossible VI Illogistiques des fêtes de la nuit – 5
Le Visiteur
« Seigneur, béni soit ton saint nom ! On a perdu notre chemin ! s’écria la monitrice à notre vue.
– C’est le but, non ? » remarqua un nain à la barbe blanche et très myope qui devait tenir le rôle de Prof.
Mon guide se fit aussitôt rassurant, et cette bonhomie – que j’appellerai personnellement de la condescendance – plut à la grande bringue de monitrice comme aux enfants, car ils entourèrent Virgile et le regardèrent avec une confiance émerveillée que je ne partageais pas : le chef, quoi !. Il n’en fut pas un, en revanche, pour oser lever les yeux sur moi, ou alors de biais, en douce, moi si bienveillant. Ils n’avaient pas l’air de me distinguer tout à fait, ou ils craignaient de le faire, ou ils sentaient seulement une présence. Ou une odeur. Jamais satisfaits, ces gamins.
Ils étaient de plus en plus affolés. Ils en bafouillaient ! Que faisaient-ils là ? On n’accourait toujours pas à leur secours ! Ils voulaient comprendre ! Mais personne ne les avait prévenus qu’ils ne comprendraient jamais, qu’il n’y avait jamais rien à comprendre – même à la fin. C’était ce que je considérai mon devoir de leur apprendre.
Les orphelins s’entreregardèrent avec une consternation où se mêlait un certain dépit.
« Alors c’est que la vie vaut pas la peine d’être vécue ?
– Y a pas autre chose à faire que vivre ? »
À l’évidence je leur devenais de plus en plus visible. Un peu trop, même, et je ne les impressionnais plus beaucoup, on s’habitue à tout : ils se mirent à me faire connaître leur façon de penser quand j’avais de si bonnes idées.
« Nous allons vous sortir de là, n’ayez crainte, leur dit mon guide, un peu trop débonnaire.
– Il n’y a plus de sortie, dit Joyeux, très grognon. »
Il revenait de l’emplacement où aurait dû se trouver le portique d’entrée, selon ses estimations : il avait disparu ou se dérobait. Quelques hommes ou femmes, silencieux, observaient par les fenêtres entrouvertes ou assis sur les escaliers des pavillons dans l’Unité O. La plupart avaient des blouses d’infirmiers, l’air de prendre le frais pendant une pause. Ils semblaient me regarder avec intérêt. Je m’apprêtais à leur parler, quand Virgile m’en empêcha.
« Ils ne vous voient pas vraiment. Ils dorment les yeux ouverts. Ils rêvent. »
Dormeur, apparemment très concerné, toucha l’épaule d’un homme basculé dans le tonneau d’une gouttière, la secoua, eut bien des petits gestes aimables. Enfin, très énervé, il lui tapa sur la tête. S’il en conçut après coup une certaine gêne, elle fut vite dissipée, car mon guide, qui ne dormait pas, lui, poussa devant lui les orphelins comme une portée de poussins.
«Vous ne savez pas quelles réactions ces êtres risquent d’avoir s’ils se réveillent. Ne les dérangeons pas. Qui m’aime me suive ! »
Quoi que j’en aie pensé, nous avons pris à la suite de Vigile par la cour 1, devant l’ancien poste de garde, puis par l’Unité E et le terrain de basket. Je ne sais trop pourquoi un des orphelins, le dernier de la file des orphelins, semait des cailloux derrière nous. Le petit Poucet, vraisemblablement. Ce garçon était égaré dans sa tête.
Il y avait en notre compagnie à ce moment une trentaine d’enfants, encadrés par les 7 nains à bonnet jaune sensiblement plus âgés. Jenny, la monitrice, expliqua, en marchant aux côtés de Virgile, que ses orphelins avaient commencé à se perdre dans le bois du parc – ce qui, après tout, était le moins qu’ils puissent faire, étant donné leur rôle officiel. La situation s’était largement compliquée quand ils s’étaient vraiment perdus : ils avaient passé là un temps démesuré. Plusieurs, d’ailleurs, comme Simplet, s’étaient égarés pour de bon, on ne les avait plus retrouvés.
« On nous prend les gosses, hein ? ai-je chuchoté au Chef.
– Oui. L’un après l’autre.
– Du premier choix, ai-je confirmé pour détendre. »
Jenny parlait toujours, d’une petite voix tremblotante : le petit groupe effrayé traversait les fourrés d’épines et de ronces de la sorte d’ensorcellement qui stupéfiait le minuscule bois, quand Timide avait remarqué une poterne bleue, entrouverte dans une muraille, et par laquelle ils étaient passés.
Ils étaient à l’asile.
[à suivre]