L’Hypothèse impossible X Le Corps de l’Ogre – 3
Il était une fois
Le brouillard a augmenté et les toits des quartiers pavillonnaires prennent l’air d’être bâtis à même les nuages.
Le pavillon en briques rouges de l’Usine où elle accourt est gris, morne et silencieux. La longue salle est éteinte ; l’air chaud est saturé d’odeurs de graisses ; il n’y a pas d’empreintes sur le sol semé de sciure ; rien de caché dans les placards ; rien au plafond. De la paille s’est décomposée dans des caisses. La sciure moisie par l’humidité colle après les pas. Il n’y a personne. A peu près personne. Les souris sont en nombre ; fuyant tellement vite que leurs pattes semblent se démultiplier le long de la maçonnerie et des tuyaux.
Un escalier de bois en colimaçon, énorme, creusé à même un chêne centenaire, se perd dans le plancher. Comme les marches sont en hélice, à chaque fois qu’elle fait un tour supplémentaire pour descendre, elle voit une casserole fumante en dessous, qui lui semble se rapprocher par saccades successives.
Ce serait une cuisine charmante, un vrai ménage de poupée – si les meubles n’étaient pas démesurés, le jeu de chaises digne des fessiers de géants, des sets de table en dentelle semblables à des lacs blancs, des bibelots en nombre et de la taille du bétail : un nuage de vapeur de chocolat chaud flotte sur une assemblée de souris et d’ours en peluche, de princesses et de gnomes, qui occupent les sièges de la table d’hôte et toute la longueur d’un banc mural et jusqu’aux marches de l’escalier.
Elle se faufile avec précaution entre les grandes poupées assises sur les degrés. Elle doit reconnaître qu’elle a peur de les réveiller et qu’un cri de protestation ne la paralyse à jamais au milieu d’une assemblée de figures de faïence, de cuir ou de son. Il y a sept sièges devant la table en acacia, par ordre décroissant de grandeur. Ils sont presque tous vides. Le plus petit est muni de fers et de lanières de cuir. Un vilain masque de courroies jaunes est abandonné sur la chaise de contention. Un homme massif occupe le plus grand, au bout de la rangée, un trône de maroquin olive, d’où il se lève et s'avance, de plus en plus grand et lourd plus il avance.
– Nous avons la chance d’avoir notre singulière Gribouille parmi nous.
Il a une longue blouse blanche de docteur ou d’infirmier. Un masque rouge ne permettrait pas de l’identifier, s'il ne s'agissait, bien sûr, de l’Ogre.
– Alors, mon gros bubon ? Tu viens chercher ton chocolat ? Tu aimes le chocolat ! Il n'y en a pas une qui n'aime le chocolat !
L’Ogre lui fait un clin d’œil, un tas de clins d’œil, tout un frissonnement de paupières, perceptible sous les fentes du masque – sans doute satisfait, approbatif, bonhomme. En fait, ce n’est pas un masque, à bien y réfléchir. Ses joues sont devenues trop rouges, comme s’il avait la tête à l’envers, le sang lui descendant au visage, quand il se penche sur Gribouille.
Elle a pourtant de quoi balancer ce salaud dans le mur de la cuisine ; mais il s'agit de chocolat et il y a en elle une dimension qui est comme le baiser de Judas, c’est tentant, la faiblesse, oh ! pas la lâcheté, mais ce goût d’être faible, si suave.
L’Ogre n’est pas de ces hommes que la folie rend impuissants. Il pose une main sur la pointe du capuchon et veut l’écraser à pleins doigts ; elle repousse ces doigts un à un ; les replie sur la paume ; les rentre ; les casse. Il souffle dessus comme s'il y avait froid.
Il baisse la tête d’un air soudain préoccupé, en fouillant encore de son autre main sa braguette, machinalement, comme si son ventre le démangeait. Une erreur. Une toute petite erreur.
Le sang qu’il piétine a déjà gagné plusieurs des dalles sur la mosaïque blanche du carrelage.
[à suivre]