Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Michel Castanier

conte fantastique
[de Goya]

 

Il était une fois

 

Le brouillard a aug­menté et les toits des quartiers pavil­lonnaires pren­nent l’air d’être bâtis à même les nuages.

Le pavillon en briques rouges de l’Usine où elle accourt est gris, morne et silen­cieux. La longue salle est éteinte ; l’air chaud est saturé d’odeurs de graisses ; il n’y a pas d’em­preintes sur le sol semé de sciure ; rien de caché dans les placards ; rien au plafond. De la paille s’est décomposée dans des caisses. La sciure moisie par l’humidité colle après les pas. Il n’y a personne. A peu près personne. Les sou­ris sont en nom­bre ; fuyant telle­ment vite que leurs pattes semblent se démulti­plier le long de la maçonnerie et des tuyaux.

Un escalier de bois en colimaçon, énorme, creusé à même un chêne cen­tenaire, se perd dans le plancher. Comme les mar­ches sont en hélice, à cha­que fois qu’elle fait un tour sup­plé­men­taire pour des­cendre, elle voit une casserole fu­mante en dessous, qui lui semble se rap­procher par sac­ca­des suc­ces­sives.

Ce serait une cuisine char­mante, un vrai ménage de poupée – si les meubles n’étaient pas démesurés, le jeu de chaises digne des fes­siers de géants, des sets de table en dentelle semblables à des lacs blancs, des bibe­lots en nom­bre et de la taille du bétail : un nuage de vapeur de chocolat chaud flotte sur une as­sem­blée de souris et d’ours en peluche, de princesses et de gno­mes, qui oc­cupent les siè­ges de la table d’hôte et toute la longueur d’un banc mural et jusqu’aux marches de l’escalier.

Elle se faufile avec précaution entre les grandes poupées assises sur les degrés. Elle doit reconnaître qu’elle a peur de les ré­veiller et qu’un cri de protestation ne la pa­ralyse à jamais au milieu d’une assemblée de figures de faïence, de cuir ou de son. Il y a sept sièges devant la table en acacia, par ordre décrois­sant de gran­deur. Ils sont presque tous vides. Le plus petit est muni de fers et de la­niè­res de cuir. Un vi­lain masque de courroies jaunes est aban­donné sur la chaise de conten­tion. Un homme massif oc­cupe le plus grand, au bout de la rangée, un trône de maro­quin olive, d’où il se lève et s'avance, de plus en plus grand et lourd plus il avance.

– Nous avons la chance d’avoir notre sin­gu­lière Gribouille parmi nous.

 

Il a une longue blouse blanche de docteur ou d’infirmier. Un masque rouge ne per­mettrait pas de l’identifier, s'il ne s'agissait, bien sûr, de l’Ogre.

– Alors, mon gros bubon ? Tu viens chercher ton chocolat ? Tu aimes le chocolat ! Il n'y en a pas une qui n'aime le chocolat !

L’Ogre lui fait un clin d’œil, un tas de clins d’œil, tout un frissonne­ment de paupières, perceptible sous les fentes du masque – sans doute satisfait, approba­tif, bon­homme. En fait, ce n’est pas un masque, à bien y réfléchir. Ses joues sont de­venues trop rouges, comme s’il avait la tête à l’envers, le sang lui des­cen­dant au vi­sage, quand il se penche sur Gribouille.

 

Elle a pourtant de quoi balancer ce salaud dans le mur de la cuisine ; mais il s'agit de chocolat et il y a en elle une dimen­sion qui est comme le baiser de Judas, c’est tentant, la fai­blesse, oh ! pas la lâcheté, mais ce goût d’être faible, si suave.

L’Ogre n’est pas de ces hommes que la folie rend impuis­sants. Il pose une main sur la pointe du capuchon et veut l’écraser à pleins doigts ; elle repousse ces doigts un à un ; les re­plie sur la paume ; les rentre ; les casse. Il souffle dessus comme s'il y avait froid.

Il baisse la tête d’un air soudain préoccupé, en fouil­lant encore de son autre main sa braguette, machinalement, comme si son ventre le déman­geait. Une erreur. Une toute pe­tite erreur.

Le sang qu’il piétine a déjà gagné plusieurs des dal­les sur la mosaïque blanche du carrelage.

 

[à suivre]

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article