1001 VIES (495) : SOLANGE CREPON – 23
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Un drame de l’entendement
Jacob nous arriva par une soirée d’automne, étrangement essoufflé, comme s’il avait couru, lui qui ne s’y risquerait pour rien au monde, n’ayant rien à fuir de particulier jusqu’alors.
– Je viens de m’échapper d’un bunker !
– Un bunker !
– On ne devrait jamais fréquenter d’autre bistrot que le sien.
Le patron du Bizarre s’avança, frémissant.
– Tu étais où ?
– Au Hasard. Besoin de pisser.
– Tu n’as aucune excuse.
Célestin n’avait jamais supporté l’infidélité. Il estimait être assez gentil avec nous sans alimenter un serpent dans son sein.
– On m’a parlé.
– Dragué ?
– Je ne crois pas. Ou peut-être que si, en fait. J’étais au comptoir. Nous partagions une coupelle de cacahouètes offerte par madame Jolie.
– Des cacahouètes ! (soupir profond au fond de la salle) Quelle démagogie !
– Nous discutions de tout et de rien, et puis de moins en moins de rien. Ce type s’est mis à parler de ses problèmes. Vous savez comme sont les gens ! Il n’y a qu’eux qui comptent ! Jamais moi ! C’était un petit homme avec une moustache à la Pellerin, vous voyez le genre ?
– Prépubère.
– Il avait une casquette à visière qui lui mangeait le visage et ne permettait pas de voir son absence d’yeux. Assez vite, j’ai compris que j’étais enfermé avec ce bavard dans une forteresse de fer.
– Le Hasard ? Une forteresse de fer ? Tu as bu !
– Je ne peux pas mieux dire : dès qu’il a évoqué ses fichus soucis, sa voix s’est mise à résonner d’échos métalliques. Le bistrot a été soudain empesté par une odeur dégoûtante de flaque dans un cul de basse fosse. J’avais la tête qui cognait contre de l’acier.
– La migraine ?
– Pas du tout. Je fais des images ! Ce con vivait dans un blockhaus souterrain ! Il toussait comme un perdu dans l’air poussiéreux d’une oubliette allemande ! Il grattait sa pensée infestée de poux ! Il crachait et postillonnait par un guichet de prison et le pire était que ce type avait enfin trouvé la clé de ses problèmes : le Juif ! Mais il s’était enfermé avec la clé.
– Et tu as pu sortir !
Tout notre groupe et même le groupe des femmes l’entoura de câlins, de bisous et de chuchotis, il en fut tout ébouriffé mais rouge de bonheur.
On gagne à être bon.
Les liaisons dangereuses
– C’est fracture ouverte, cette fois.
– En effet. Notre vieil ami ravagé par la passion vient de me dire y avoir cru. Cru comme jamais il n’avait cru. Cru pour de vrai. Cru pour de bon. Robineau est comme un enfant perdu sans collier.
– Je connais son drame.
– Nous avons tous été crédules.
– Un enfant malade qui ne sait pas dire où est son mal, nous l’avons tous été.
– Un chien qui n’a que les yeux pour dire sa douleur, nous l’avons tous vu.
– Les chiens lèchent éperdument leur souffrance : le pauvre chéri a « une conduite d’évitement du déplaisir », m’a-t-il dit, très sérieux. Robineau veut cesser de penser, il s’écarte des siens, il se cache pour ne plus risquer de rencontrer Solange Crépon, il marcherait les yeux fermés pour faire ses courses, s’il le pouvait.
– Ne pas voir est n’être pas vu.
À bout d’émotion devant une fraternité aussi inattendue, je pleurai dans ma main. La fatigue, sans doute. Il se fit un silence inimaginable au Bizarre. Raclements de chaises, toux, un éternuement étouffé.
– Ça va aller ?
J’écartai deux doigts, consterné. C’était l’idée que se faisait Pellerin d’un secours amical. Que les amis sont décevants ! Ils auraient dû se taire ou même s’en aller, tous, même monsieur Célestin, et me laisser seul, pudiquement. Un vrai malheur désarme plus sûrement qu’un pistolet. Ou la sottise.
La Corde du pendu
Le patron du Bizarre posa sa patte d’ours sur mon épaule, et je penchai d’un cran sur la droite.
– Les larmes chez l’homme bien né sont une expression tout à fait honorable mais assez discréditée depuis les deux guerres mondiales.
Balibar approuva si vigoureusement que son chapeau bascula sur ses lunettes.
– Nous y avons épuisé tous nos stocks de sanglots.
– L’époque se veut cynique.
– Sous le prétexte d’une affreuse pudeur on aura rayé, en condamnant les pleurs, ce dernier signe corporel des vastes émotions incompressibles dans de si petits corps.
– Le mâle surtout, et mystérieusement, n’a plus ce droit.
– Il sera bientôt réduit à sa plus simple expression. Il bande, éjacule et meurt – activité de pendu.
Ils s’en sortaient bien, mais tout juste.
Halloween
Le petit Chaperon rouge apparut dans la lumière du seuil.
– Suis Angèle.
L’Apparition alla au comptoir réclamer son papa, qu’on ne connaissait pas par ici.
Angèle avait dû bondir à pieds joints hors d’un conte de fées pour Ogre égaré. Son regard était un paysage matinal calme et heureux. Elle avait sous le capuchon un visage peinturluré plutôt que maquillé dont la Tentatrice rectifia au jugé Dieu sait quel rouge. C’était Mardi Gras, en effet, et les sorcières.
La grande face de Bergeron descendit de quelques paliers pour un baiser ; le petit Chaperon rouge fit un bond hors de portée. Bergeron n’a jamais eu de succès avec les filles, il n’avait pas le don.
Alors qu’il quittait le bar, un peu dépité, elle le suivit jusqu’au seuil en imitant sa démarche, la langue étirée hors de la bouche comme si elle était un loup assoiffé, frottant interminablement ses semelles sur le sol, les genoux à demi pliés, les mains en balancier devant elle.
Le patron la poussa hors du Bizarre.
– Pas de ça chez moi, Godzilla.
– Bon. Revenons à plus sérieux.
– Revenons à Robineau.
[à suivre]