ORION – VII La Vie au grand air 2
3
Je ne me moque pas, je ne fais que raconter ce qui m’a été rapporté, puisque qu’à ce moment-là je m’approchais du village abandonné.
– Tu as un congélateur, je suppose ? avait dit Claire à Fernand.
– Il est un peu tôt pour les sorbets.
– Mais assez tard dans la journée pour que le corps se décompose.
– Les gendarmes …
– De toute façon, dit Cordélia, on ne peut pas vivre avec un cadavre, ce n’est pas comme il faut.
Il est vrai que la chaleur augmentait et que Marie revenait de façon assez invasive, les enquêteurs tardaient trop, on chercha de la craie pour marquer l’emplacement du corps, cela suffirait bien. Fernand et Claire débarrassaient déjà le congélateur de tout ce qui l’avait encombré – quartiers de viande, sachets de petits pois, glaces Mondor aux trois parfums : un comportement respectueux pour Marie, certes, mais qui allait être regrettable pour les glaces.
Peu à peu l’assistance, quoique avec assez peu d’empressement, vint se retrouver dans la vaste cuisine hyperfonctionnelle. Cette propension à vivre groupés n’était pas nouvelle chez des parisiens mais prenait des proportions émouvantes.
Ils avaient devant eux un congélateur digne de Barbe bleue où plusieurs femmes auraient pu être alignées comme des sardines, bon, je rêve. Un truc de folie, grand comme une banquise, doté d’un système de contrôle du givre très moderne, grâce auquel le nettoyage n’est plus une corvée, silencieux comme le Pôle nord, muni d’un entrepôt de cent litres de denrées alimentaires, soit 6 femmes, installable dans n’importe quelle pièce de la maison en toute simplicité – j’exagère, j’exagère, je sais, j’ai d’ailleurs écrit moi-même cette notice publicitaire, plus ou moins, en d’heureux temps.
Ils se rangèrent devant le cercueil de givre. Clément fit un signe de croix furtif. À cette information qui me fut donné par Clément, j’ai eu un regain d’affection pour le cher homme.
– Bon. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
César réclamait de l’action. Cordélia frissonna. Il me fut rapporté qu’à ce moment Claire avait les larmes aux yeux et tenait la main de Max. Je préfère ne pas commenter.
4
Les premières maisons du village furent en vue.
J’avais l’impression qu’elles avançaient et que je reculais.
Sara marchait à mes côtés, parfois devant mes pas, elle ne disait plus rien, mais alors plus rien, il y avait tout de même autrement grave que les galipettes de la main de Claire sur mon genou.
D’ailleurs, elle n’avait fait que l’effleurer, même si la chaleur de sa paume m’était remontée jusque dans le cœur (soyons-discret) ; c’était un rappel, je présume, une sorte de clin d’œil, un petit salut, le premier, jusqu’alors j’avais fini par craindre qu’elle ne m’ait pas reconnu, éventualité épouvantable. Un seul échange de regards ne suffit jamais, de toute façon. Si vous êtes amoureux, vous ne voyez que vous-même : votre propre peur. Sinon, ce sont des hypothèses insignifiantes. Vous le savez aussi bien que moi.
Mais moi, je me souvenais comme autrefois Claire me caressait le genou sous la table, en public, petite reconnaissance tactile de mon éclaireur poil de carotte, comportement de propriétaire alors que je n’étais qu’en location, geste tendre qui … Nous arrivions au niveau de la pompe à essence.
Personne. La caisse était vide. Une vieille 2cv de baba cool abandonnée. Le robinet d’un tuyau glougloutait sur le sol. Je cherchais éperdument la rafale de moineaux hitchcockiens qui allaient fondre du ciel, nous pincer les joues, nous déchiqueter les yeux … Sara me claqua la fesse gauche.
– On se bouge, mon héros.
Je la rattrapai.
Un peu de vent des montagnes s’était levé. Sans doute pour faire atmosphère. Il arrivait qu’un volet gifle un mur. Sursaut ! Un nuage formait une ombre soudaine qui nous recouvrait. Il y a un nombre effrayant de petites choses qui bougent quand un village est abandonné. Pas d’animaux, non. Des papiers. Des cartons. Un linge détaché d’une corde. Leur bruit de froissement est terrible dans le silence.
Nous avancions de part et d’autre de la grand-rue vide. J’attendais à tout instant l’arrivée de buissons volants roulant dans la poussière et le vent, l’essoufflement lointain de la locomotive à vapeur de l’Union Pacific, un cowboy allait surgir par une porte battante, la main sur le holster.
Ou un leurre.
Un mannequin de contreplaqué ?
J’envisageai alors une expérience atomique.
Un village témoin.
Le flash d’un photographe dément éblouit l’horizon.
Le souffle gigantesque.
Sara, une brindille dans les nuages.
Moi-même étreignant fermement la pompe à essence.
Je n’ai jamais manqué d’imagination, la suite le prouvera, par malheur, j’aurais préféré n’en avoir aucune, on ne choisit pas.
[à suivre]