ORION – XIV Toutefois 1
Toutefois
1
L’efficacité managériale était chez Léo Molassol une seconde nature. La mise en place d’objectifs stratégiques, la recherche d’efficience, la maîtrise de la gouvernance, rien ne lui était étranger, le manager d’HYMPO (ou POMYH ?) excellait en tout. En d’autres temps, on l’aurait vu établir un audit, collecter les informations, les traiter, en extraire l’orientation – et décider.
C’était avant son arrivée à la campagne. Au matin, il n’était plus le même homme. Il était atteint par « le manque de visibilité » du problème, ainsi qu’il l’expliqua au petit déjeuner morose qui s’ensuivit. Il n’avait pas l’habitude, la situation était innovante, son potentiel incalculable, les risques, n’en parlons pas, nous étions dans une pépinière d’emmerdements, aucun fonds d’investissements sensé n’irait se commettre là-dedans …
À l’évidence, un homme ne connaît du monde que les limites de son vocabulaire.
– C’est un scénario catastrophe. Nous ne sommes plus solvables. Il nous faudrait un plan d’urgence mais c’est sans doute trop tard, on a perdu la main, le réel n’est plus renfloué. Nous sommes dans une bulle !
– On peut dire ça comme ça.
Zaza, qui aurait été la seule à comprendre ce jargon, n’était plus vraiment concernée, ayant d’autres soucis plus spirituels.
– Une bulle spéculative qui gonfle et qui éclatera ! On a dévissé ! On est dans la main d’un facteur irrationnel d’instabilité : la folie humaine !
On n’avait pas perçu à temps une certaine altération du jugement chez Léo – à moins qu’on ne l’ait enfin distingué grâce à des circonstances exceptionnelles, tant l’être humain a ses habitudes et n’en déraille pas facilement. Il avait aussi gagné en poids, en épaisseur charnelle. Son esprit d’entreprise l’avait jusqu’alors allégé, à l’égal de l’air chaud dans une montgolfière. Le ballon, plutôt que la bulle, retombait à terre. On remarquait surtout comme il était gros. Et mou. Léo Molassol ne se débattait plus qu’à peine avec son nom.
Il cessa enfin de touiller son bol de chocolat chaud pour nous considérer.
– Vous avez l’air bizarres.
Ce fut aussitôt un concert discordant de réactions.
– On le serait à moins.
– Une bulle ! une bulle ! J’ai plutôt l’impression d’être sous descente d’acide. Tout a l’air affreusement réel.
– Voilà ! Voilà ! du LSD ! Tout s’explique ! Nous avons pris du LSD sans le savoir !
– Mélangé par une main criminelle aux produits de la ferme !
2
On se souvint de nos expériences de jeunesse. Buvards, champignons mexicains, valium pilé en poudre injecté dans la veine, flashes de cocaïne, de soporifiques, de n’importe quoi se pile dans une cuillère, aucune hallucination n’avait eu la durée ni l’intensité de ce que nous vivions et, d’ailleurs, n’expliquait en rien ni les meurtres ni la disparition des habitants de Merluchon pas plus que l’état des médias en boucle. C’était tout simplement idiot mais ces gens se suffisaient de peu dans leur état de trouble.
– L’héroïne n’était pourtant pas bon marché.
– Moussa était un escroc.
– Non, il était Zaïrois.
– Il ne s’est jamais appelé Moussa.
– Poussah, plutôt. Il était énorme.
– Bouddha, plutôt ?
– Non, c’est pas ça, il avait un nom secret, en bon musulman, son nom de croisade contre les Cachets d’aspirine et leurs meufs, surtout leurs meufs, disait-il.
– Bon, si on en restait là ?
Voilà, ils distrayaient éperdument leur attention. Max Spenser, plus posé, plus sage (la fatigue de l’âge) rappela l’Affaire du pain maudit – typiquement française. Cette absorption d’ergot de seigle qui avait contaminé un village au temps des villages, provoqué morts et hallucinations – passionna d’autant qu’elle n’était pas vraiment résolue et que la CIA pouvait être dans le coup. Claire écoutait Max avec dévotion. C’est fou l’influence du moindre savoir sur la sapiophile en bas âge.
– Je crois que je vais me recoucher, dit Léo.
On ne le revit plus de la journée. En fait, chacun regagna plus ou moins sa chambre, et il ne se passa rien de particulier, du moins à ma connaissance.
[à suivre]