ORION – XXVIII – Toujours est-il 1
Toujours est-il
1
Nous avons déjeuné sur la terrasse du Mont blanc grâce à du cassoulet en boîte, en profitant du bon air de la campagne. Je ne dis pas que c’était bon, je ne dis pas que c’était mauvais, je dis que c’était neutre, et très bien ainsi. Claire me souriait, je souriais à Claire, Sara souriait à Pierre et Pierre souriait au monde. Cela tenait lieu de conversation.
Nous en étions au thé vert lyophilisé quand je pris la parole. J’avais pour ambition de concurrencer Claire et la regardais avec fixité tout en exposant une hypothèse dont je ne m’aperçus que sur la fin à quel point elle était vaseuse et n’expliquait pas grand-chose, comme toute explication psychologique, d’ailleurs. À mon avis, ai-je dit, tout être humain se racontait des histoires pour pouvoir survivre. Chacun assure sa légende. Je défrichais sans peine la mauvaise herbe du délire d’Aloysius. Toutefois j’admis ne pas arriver à en extraire les racines et radicelles qui ne pouvaient pourtant descendre très loin sous terre (à l’évidence, l’hypothèse de Claire influençait un pareil choix d’images horticoles).
En fait, je m’aperçus ne pas comprendre encore (mais cela ne saurait tarder) quelle cause dans son métier de publicitaire amenait Aloysius à se prêter ce don de double vue après être passé en-dessous de la surface du monde. Qu’il remonte de ce qu’il s’imaginait le domaine des morts en ayant une vision des ennuis à venir pour chacun d’entre nous, à mon sens, il n’était pas la peine de faire un tel trajet …
Là-dessus je m’interrompis sur ma lancée. Je ne savais vraiment plus quoi dire.
2
On considéra mon point de vue avec circonspection. Les produits de Carrefour City commençaient-ils à faire leur effet bénéfique ?
– Et si c’était vrai ?
Léo était à l’écart, sur la terrasse. Il ne quittait plus son fusil de chasse. Il le tenait avec une sorte de ferveur. Il y avait en lui une fermeté nouvelle. Une intensité. Il avait dû se trouver enfin un objectif. J’avais peur qu’au prochain passage de César en pleine course il ne le tire comme un lapin.
J’ai cru bon d’insister.
– Il n’y a pas que des apnées du sommeil. Il y a des apnées de la conscience. Il se vit en submersion dans l’existence. Il remonte à la surface pour reprendre sa respiration et redescend dans les profondeurs de son rêve.
– Il est aussi timbré que nous.
On se tourna d’un bloc vers Pierre. Il n’avait pas le droit. Nous suspecter d’être tous fous était réduire à l’extravagance et à la déraison la moindre hypothèse : à quoi bon réfléchir ?
On ne reconnut pas l’homme qui était à notre table.
[à suivre]