1001 Vies (609) : La Tour de Babil – 14
26
Ce matin-là, par temps clair et vent de force 4, un facteur tout nu, avec une casquette de préposé mimosas, se tient devant ma porte, une lettre à la main. Une lettre d’amour. Un billet doux. Tout doux.
Je relâche la lettre parfumée au jasmin et la range dans le troisième tiroir de mon bureau, avec les autres. Ma main n’a pas le plus petit tremblement. Le manuscrit GTy2589748 ne correspond pas à ce que nous recherchons.
Moi – J’aurais dû coucher.
Elle – Pardon ?
Moi – Tu peux saluer l’unique Refusé de l’histoire de l’édition à compte d’auteur.
Philomène reprend la lettre pour la lire et sa lèvre inférieure frémit d’un rire réprimé.
Elle – Nous reconnaissons l’incontestable qualité littéraire de votre manuscrit, mais nous percevons vos Mille et Une Vies comme un récit très contemporain, voire expérimental, que nous ne saurions défendre comme il le mérite. 1001, vraiment ?
Moi – 53, exactement.
Elle – Tu ne m’as rien dit.
Moi – Que veux-tu ! l’impatience ! la joie de vivre !
Elle – Plutôt la frousse.
Moi – Saluons l’intégrité d’une maison d’édition qui refuse les sous pour des raisons si pertinentes : la modernité, le talent et la singularité. Le geste porte loin, si on peut dire.
Je suis saisi d’un fou-rire incontrôlable, qui est une forme nerveuse d’indignation.
Moi (m’essuyant les yeux) – Bien que l’art n’ait rien de contagieux, surtout pas, un peu de littérature aurait risqué de contaminer le lecteur. Il l’a échappé belle.
Elle – L’argent est le régulateur nécessaire des chimères d’une société folle.
Moi – Certes, d’où des œuvres d’art inouïes en affinité avec les tendres lois d’un marché mondial bon enfant et propice aux démunis en esprit, mais on s’interroge : dans une époque où absolument n’importe qui est édité ou s’édite sans avoir la moindre idée de ce qu’est un style – suis-je ce qu’on appelait mélancoliquement au XIXème siècle un « artiste maudit » ?
Elle – C’est bien ton genre : faire l’intéressant.
Moi – Ou suis-je un « genre littéraire » à moi tout seul ?
☆
Je tournais et retournais mon cendrier de verre comme un diamant dont étudier les prismes, éprouver la terrible transparence, s’assurer qu’il n’y eût pas de vilain crapaud dans l’eau claire. Au lieu de le jeter par une fenêtre j’émis un sifflement qui n’avait aucun sens particulier, si on n’a pas connu les chefs de gare au départ des trains.
Moi – Malgré toute la bonne volonté de son lectorat, l’Auteur avisé sait qu’il n’intéresse pas quand ne lui est pas demandé « la suite ». Ce n’est pas grave, il a appris à être seul.
Elle – C‘est même une sorte de justice.
Moi – Jusqu’à ce que j’aie cru écrire, je pensais que l’indifférence n’existait pas, qu’elle était une abstraction commode, et que les êtres humains se passionnaient les uns pour les autres. Ce n’était pas vrai mais difficile à admettre, ce serait être trop solitaire. J’étais simplement un des rares à n’être jamais indifférent.
Elle – Ta vie n’a pas dû être des plus faciles.
Moi – C’est d’ailleurs une malédiction qui m’isole de plus en plus. De là à y voir un signe ? Puisque je ne bégaie comme Moïse ni n’entend de voix célestes comme Jeanne ou les aboiements d’un chien de l’Enfer qui m’intime d’assassiner à juste titre mon voisin rappeur, je voudrais bien m’imaginer être marqué pour une sorte de cloitre.
Elle – Je suis impressionnée.
Moi – En somme, ce serait être nommé à mon tour. Mon isolement serait la condition spirituelle d’une mission sur terre, mais je peine à me prendre autant au sérieux, je pense plutôt être seulement un mauvais auteur, un très mauvais auteur.
Un geste fit une ombre sur l’écritoire. Voilà que mon institutrice avait une ombre, maintenant !
Elle – Au-delà des apparences, mon garçon, il n’y a aucune rétribution en art comme en sainteté.
Sa façon si tendre de me parler et de presser mon épaule avec un doux reproche était déjà une réussite : ma prodigieuse compagne me mit aussitôt en état de lévitation. Précisons pour la critique austère qu’il s’agit d’une image, et sans ambiguïté, bien que mon oiseau des îles ait les mains aussi douces que des nuages.
[à suivre]