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Publié par Michel Castanier

Philippe Rebuffet

Discours dit de l’ananas

 

 

1. Style tire une vieille lunette de son empreinte dans l’étui de feutre d’un coffret et la déplie pour placer à son œil la lor­gnette argentée. Il s’accoude sur une fe­nêtre du pa­lais rose comme à l’appui d’un bastingage. La pupille du foyer d’optique fixe le large.

Un hors-bord, bourré de journalistes internationaux, pointe vers l’Île. Le buisson de flashes évolue par grosses claques dans les vagues, postillonnant de l’écume. Une ve­dette de la po­lice mari­time (grossie à 104°) trace une courbe au­tour du hors-bord, levant une roue d’eau qui éclabousse jusqu’aux mouettes. L’embarcation affrétée par la presse mon­diale s’éteint d’un coup ; repoussée de l’Île de l’Amour, elle re­flue vers le large.

La presse locale applau­dit vigou­reu­sement. Style abaisse l’oculaire de la longue-vue et la re­plie dans sa gaine – plier, déplier, replier, occupa­tion merveilleuse.

– Nous avons cru que l’amour ne pouvait plus nous sur­prendre. Nous en avions connu toutes les figures obligées, comme il se dit en danse acroba­tique. Nous maîtrisions la si­tuation. C’était notre tour ! Notre tour d’amuser l’amour…

Ayant repris son ananas et en caressant les écailles, il considère longuement à l’horizon le déplacement perpétuel des vagues les unes sur les autres et le continuel saute-moutons de l’écume.

– Nous voulons dire : notre tour de nous amuser de lui, de l’abuser, de le promener, de l’embarquer, de le mener en bateau, en croi­sière, en pédalo, en ... Toutefois…  

Style fer­me les paupières sur un de ses nombreux sé­jours souterrains dans la mé­dita­tion. Ce vi­sage clos fera bien­tôt le tour des salles de ré­dac­tion.

– Toutefois, nous allons être franc, mes bons, mes chers amis. Embarqués, c’est nous qui le sommes quelque peu… L’amour nous déborde.

 

 

2. Un air frais, passant les nuages où les dieux échangent à nouveau quelques balles vives, ébouriffe les che­veux de l’inestimable savant, éclaircit ses pensées et lui fait grand bien.

– N’ayez pas peur !

Il entame alors, ayant observé attentivement une délicate inconnue dans le groupe de journalistes, une de ces causeries improvi­sées dont il a le se­cret dès qu’il y a une femme plaisante dans le coin.

– Notre pensée permet de percevoir le monde réel, chuchote-t-il à l’oreille de la journaliste, qui frissonne. Je le sais : il n’y a vraiment que le réel pour intéresser les femmes.

Sans trop savoir où il veut en venir chacun le considère avec amabilité.

– La pensée géographicométaphysique s’adresse à ceux qui n’auraient ja­mais vu l’herbe pousser. Elle permet le changement à vue – en accéléré – des méta­morphoses qu’occasionne le sentiment amoureux. Ainsi ce jeune homme à qui il vient instanta­nément des cheveux blancs à la vue du sexe médusant de sa première petite amie. Ce cœur qui se métamorphose en roche marine après les dernières émotions sexuelles du grand âge. La pousse sensible de deux oreilles d’âne à ce grand pen­seur marxiste en dévotion devant sa cuisinière. Le devenir-scarabée de la jolie fillette amoureuse de son grand frère. L’irrésistible hennissement de l’homme sensé à la lecture de la Philosophie dans le boudoir. La joie inex­tinguible de l’alouette en vol là où se te­nait la sinistre nouille d’un ado boutonneux. Nous donnons à voir les tours de passe-passe des dieux, leurs sor­tilèges de fées, les vastes blagues de l’Olympe. En somme la parole des dieux en acte. Mais rassurez-vous. Ce ne sont que des images et ne dure qu’un (claquement de doigts) instant.

– Est-ce bien sûr ?

Corentin Blanchard, le responsable général des Voyages et grand ami du professeur, a une hésita­tion puis serre dans ses bras le cher savant, sans plus de commen­taires. A la grande surprise de cet homme de confiance, Style s’écarte d’un pas vif.

– Notre mode de transport dans nos nouvelles explorations sera donc l’Amour, mes bons amis ! Reprenons l’arpentage secret des amants.

– Comme entre nous, dit Corentin.

– En effet, avec une grâce familière, quelque négligé.

– Avançons sans esprit de système, observe l’inconnue, épatée.

– N’est-ce pas le plus grand des trans­ports, ap­pelé aussi élé­vation ou ravissement ou encore envol de l’esprit, qui ne sont qu’une même chose qu’on ap­pelle ex­tase ? conclut cet enchanteur de la morne pensée rationnelle en poussant la jeune femme vers la sortie.

– Cependant…

– C’est pourquoi je pars en voyage de noces.

– Cependant…

– Mais pas tout de suite.

 

[l'île des morts revue par Philippe Rebuffet]

[et c’est la fin de cette série]

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