Le Cercle des Explorateurs enthousiastes : La Mer oubliée – 3
Digression méditative
1. Comme chacun sait, un phare a été bâti au XIX° siècle sur la falaise de Rose-les-flots qui domine l’immeuble du Cercle, aujourd’hui trop vieux et condamné, le service des phares l’ayant fermé. Sa plate-forme est envahie par la végétation d'un petit cimetière marin. La mousse a gagné le sablier que tient la figure allégorique du Temps, en marbre de Carrare. Les dolmens, les monolithes énigmatiques, un autel des sacrifices à la pierre usée en son centre n’ont rien à faire sur cette terre consacrée. D’énormes chats sauvages courent après les rouges-gorges parmi les canons de bronze et de vieux sanctuaires païens aux portes de pierre basses. Une dalle a été soulevée par les racines des aulnes, et un chevalier en goguette sort de sa tombe éventrée ; les colliers de boules spermatiques du gui baguent ses os, il est poussé dans le dos par le vent. Les cantonniers se sont enfuis depuis longtemps. Le cimetière en profite et se donne du bon temps.
C’est un spectacle singulier sur la falaise, pour les veuves qui entretiennent leurs tombes au petit matin, si elles contemplent l’état de la nécropole émergeant au-dessus du scintillement des eaux. Agenouillées dans la pieuse besogne de peigner le gravier sous l’ombre du phare, elles secouent leur tête désolée.
– La mort n’est plus ce qu’elle était.
2. Un brouhaha de pas et de soupirs monte par l’étroit chemin de terre abrupt que suit le cortège funéraire vers les hauteurs de la falaise – les eaux pâles de la Méditerranée et l’emboîtement des tuiles rouges du petit port diminuant en dessous du cercueil porté à dos d’hommes.
À la tête de la procession et n’écoutant que la confiance hardie qui le caractérise, le professeur Ulysse S. Style, notre génial penseur, fait part de ses ultimes méditations, concluant non sans à-propos :
– La mort est un cas d’Inattention suprême.
Corentin Blanchard, le responsable général des Voyages, s’appuie sur le bras d’Ulysse pour l’entraîner à l’écart.
– Le cahier des plaintes et doléances est déjà surchargé... chuchote-t-il.
Nos gens descendent le cercueil dans la fosse à l’aide des courroies de toile devant l’assistance pensive. Le professeur en personne entame une oraison funèbre devant les membres du Cercle mêlés à divers Immortels, sagement alignés, mains dans le dos.
– Mesdames-messieurs, pourquoi cette tragédie : que la vie soit belle à en mourir ! serait-elle un reproche aux dieux ?
Mars baisse la tête ; le front buté et l’air de n’être pas là, il fait des ronds dans le gravier du bout de sa sandale. Madame Vénus, l’épouse sublime du professeur Style, gratte le bout de son petit nez d’albâtre. Jupiter, accoudé à un gros nuage, secoue la tête, embarrassé.
– N’ayez pas peur de vos émotions ! Osez des larmes à ce triste spectacle. Nous vous apprendrons à rire et nous vous apprendrons à pleurer puis à rire de vos pleurs ! Nous sommes des gens du rire comme nous étions il y a peu Gens du voyage. Le monde a besoin de nous : les autres créatures croient qu’elles font le monde, mais qu’en font-elles ?
Il a un regard amer pour les toits rouges du port de Rose-les-flots en contrebas du cimetière.
– Il m’est d’ailleurs venu une idée !
Un trait de lumière fuse dans le tumulte des nuages qui développe ses rouleaux à l’horizon, obscurcissant la baie, le petit port, la falaise, la fosse. De la grêle lapide la cérémonie et la disperse ; l’orage pilonne les bruyères, la foudre révèle des arrière-plans insoupçonnés ; le Vent qui nous a si souvent écoutés gémir et nous réjouir, tapi derrière les fenêtres de nos chambres, imitant avec ferveur ces sons inexplicables mais séduisants où il oublie son immortalité, chasse les nuages à grands coups de balai.
La clarté heureuse de la Méditerranée baigne les tombes.
3. Un repas d’enterrement est donné sur le ponton du Café de la plage, à l’abri des bâches. La pluie elle-même, considérablement attristée, a tenu à être des nôtres. Le repas se prolonge jusqu’au crépuscule qui fait une entrée remarquée. Alexander Borgrave, notre Poète officiel, choisit dans sa poésie poétique une élégie à fendre l’âme et pleurer des briques, qu’on écoute tête basse dans ses poings ou les yeux perdus vers le large. Après quoi, l’admirable professeur Style ramène chacun à plus de mesure et de raison.
– J’ai rendez-vous à Samarkand !
Un silence total qui a tout du frisson parcourt l’enterrement.