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Publié par Michel Castanier

Le Cercle des Explorateurs enthousiastes
Robert Perez

 

Digression méditative

 

1. Comme chacun sait, un phare a été bâti au XIX° siècle sur la falaise de Rose-les-flots qui domine l’immeuble du Cercle, aujourd’hui trop vieux et condamné, le service des phares l’ayant fermé. Sa plate-forme est envahie par la vé­gétation d'un petit cimetière marin. La mousse a gagné le sablier que tient la figure allé­go­rique du Temps, en marbre de Carrare. Les dolmens, les monolithes énigmatiques, un autel des sacri­fices à la pierre usée en son centre n’ont rien à faire sur cette terre consa­crée. D’énormes chats sauvages courent après les rouges-gorges parmi les canons de bronze et de vieux sanctuaires païens aux portes de pierre basses. Une dalle a été soulevée par les ra­cines des aulnes, et un chevalier en goguette sort de sa tombe éven­trée ; les col­liers de boules sper­matiques du gui baguent ses os, il est poussé dans le dos par le vent. Les cantonniers se sont enfuis de­puis long­temps. Le ci­metière en profite et se donne du bon temps.

C’est un spectacle singulier sur la falaise, pour les veuves qui entretiennent leurs tombes au petit matin, si elles contemplent l’état de la nécropole émergeant au-dessus du scintillement des eaux. Agenouillées dans la pieuse besogne de peigner le gravier sous l’ombre du phare, elles se­couent leur tête désolée.

– La mort n’est plus ce qu’elle était.  

 

 

2. Un brouhaha de pas et de soupirs monte par l’étroit che­min de terre abrupt que suit le cortège funéraire vers les hauteurs de la falaise – les eaux pâles de la Mé­diterranée et l’emboîtement des tuiles rouges du petit port di­minuant en dessous du cercueil porté à dos d’hommes.

À la tête de la procession et n’écoutant que la confiance hardie qui le caractérise, le professeur Ulysse S. Style, notre génial penseur, fait part de ses ultimes méditations, concluant non sans à-propos :

– La mort est un cas d’Inattention suprême.  

Corentin Blanchard, le responsable général des Voyages, s’appuie sur le bras d’Ulysse pour l’en­traî­ner à l’écart.

Le cahier des plaintes et doléances est déjà sur­chargé... chuchote-t-il.

Nos gens descendent le cercueil dans la fosse à l’aide des courroies de toile devant l’assistance pensive. Le professeur en personne entame une oraison funèbre devant les membres du Cercle mêlés à divers Immortels, sagement ali­gnés, mains dans le dos.

– Mesdames-messieurs, pourquoi cette tragédie : que la vie soit belle à en mourir ! serait-elle un reproche aux dieux ?

Mars baisse la tête ; le front buté et l’air de n’être pas là, il fait des ronds dans le gravier du bout de sa sandale. Madame Vénus, l’épouse sublime du professeur Style, gratte le bout de son petit nez d’albâtre. Jupiter, ac­coudé à un gros nuage, secoue la tête, embar­rassé.

– N’ayez pas peur de vos émotions ! Osez des larmes à ce triste spectacle. Nous vous apprendrons à rire et nous vous apprendrons à pleurer puis à rire de vos pleurs ! Nous sommes des gens du rire comme nous étions il y a peu Gens du voyage. Le monde a besoin de nous : les autres créatures croient qu’elles font le monde, mais qu’en font-elles ?

Il a un regard amer pour les toits rouges du port de Rose-les-flots en contrebas du cimetière.

– Il m’est d’ailleurs venu une idée !

Un trait de lumière fuse dans le tumulte des nuages qui développe ses rou­leaux à l’horizon, obscur­cis­sant la baie, le petit port, la fa­laise, la fosse. De la grêle la­pide la cé­rémonie et la disperse ; l’orage pilonne les bruyères, la foudre révèle des arrière-plans insoupçonnés ; le Vent qui nous a si souvent écoutés gémir et nous réjouir, tapi der­rière les fenêtres de nos chambres, imitant avec ferveur ces sons inexpli­cables mais sé­duisants où il oublie son immor­ta­lité, chasse les nuages à grands coups de balai.

La clarté heureuse de la Méditerranée baigne les tombes.

 

 

3. Un repas d’enterrement est donné sur le ponton du Café de la plage, à l’abri des bâches. La pluie elle-même, considérablement attristée, a tenu à être des nôtres. Le repas se prolonge jusqu’au crépuscule qui fait une entrée remarquée. Alexander Borgrave, notre Poète officiel, choisit dans sa poésie poétique une élégie à fendre l’âme et pleurer des briques, qu’on écoute tête basse dans ses poings ou les yeux perdus vers le large. Après quoi, l’admirable professeur Style ramène chacun à plus de mesure et de raison.

– J’ai rendez-vous à Samarkand !

Un silence total qui a tout du frisson parcourt l’enterrement.

 

 

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