Le Cercle des Explorateurs enthousiastes : La Mer oubliée – 23
UN NOUVEAU PROPHÈTE DE L’APOCALYPSE (suite)
12. Une femme étrange apparaît du fond d’un chemin de terre et présente une requête au Joyeux.
Le visage de l’inconnue – caché dans un masque de fer – est si lourd que son menton harnaché est posé sur sa poitrine et si encombrant qu’il ne pourrait passer le seuil d’une porte ordinaire, même en se mettant de profil. Le Joyeux en vérifie distraitement les écrous, serre une vis, ce qui fait pousser à la dame des cris de bonheur qu’étouffe le fer.
– Allah Akbar !
– Respectons les coutumes locales, murmure le Joyeux à l’intention du professeur.
La femme à la muselière d’acier descend sans plus un mot dans une venelle étroite entre des rochers. La neige lui arrive jusqu’aux yeux et coule dans les fentes du masque : il disparaît progressivement sous la couche blanche où ne reste qu’un boulon qui s’est détaché et sombre peu à peu sous la neige.
– C’est un suicide ! dit Vénus, absolument stupéfaite. Comment peut-on se suicider ? C’est un grand mystère chez les dieux.
Style, posté sur un à-pic de glace brillant comme un diamant, considère la disparition du boulon avec bonne humeur et reprend sa marche, accompagné de sa suite.
– Je crains que ces gens n’aient pris l’existence trop au sérieux, dira le professeur à madame Vénus qui m’a relaté cette affaire sans s’exprimer le moins du monde sur les conditions de leur retour à Rose-les-flots.
Grandeur de notre président
1. Après avoir rencontré la Mort à Samarkand et lui avoir offert un poste au Pavillon des expositions d’Animaux et Créatures extraordinaires, le second tort que le professeur – cet homme pourtant réputé pour avoir un champ de vision de trois cent quatre-vingt degrés – ait eu dans ces circonstances sera encore une fois sa trop grande bienveillance : il aurait dû – une fois reconnues les Portes des Jardins célestes – les fermes à double tour. C’était lâcher la Vie sur le monde. Les effets de cette erreur allaient être incalculables.
En effet.
2. On finit par prendre conscience que les hauteurs de la falaise, là où niche le cimetière du vieux port, résonnaient depuis quelque temps du choc des poings dans les cercueils : les morts demandaient à sortir.
Ce matin-là, une voiture des pompes funèbres passa le portail, s’arrêta un moment devant une fosse, repassa à toute allure le portail et descendit comme un obus vers les quais de Rose-les-flots, freina à mort derrière le cinéma Babylone, devant la jetée ; recula dans la rue Auguste-Comte ; trouva un accès latéral par l’avenue de Tocqueville ; disparut derrière la Pharmacie du rond-point ; réapparut devant l’Hôtel de ville ; monta vite la rue Saint-Paul, descendit d’autant les marches du vieux port ; virant dans un sens, dérapant dans l’autre ; engouffrée dans la salle polyvalente du Centre multisports ; à peine sortie, suivant le pont mobile du grau ; parfois elle était prise en chasse par la famille du défunt exaspérée, à d’autres fois elle semblait la poursuivre.
Le Ressuscité finit sa course dans les eaux du port où il n’y eut personne pour aller le repêcher.
3. Il n’est pas si étrange – une fois le Paradis de retour sur terre – que des résurrections s’en soient suivies dans notre petit port d’attache. C’est même assez logique. Le professeur – mis au courant – tint pour l’occasion une de ses conférences les plus fameuses.
– Grâce à la pensée géographicométaphysique nous sommes passés à travers les lignes de conscience qui assurent le monde physique humain – au-delà du champ de perception des animaux, au-delà même de la ligne minime des réactions végétales – de l'autre côté : du point de vue de la mort.
Il avait l’air sérieux.
[à suivre]