Approche – 6
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Julien vit le premier mois de son installation à Jouy-les-Gonesses dans des pièces vides, sans se soucier d’aménager, sans même accrocher de rideaux aux fenêtres, se contentant d’improviser un ameublement léger de sièges de toile et de futons autour de l’ordinateur, dans la salle où s’ouvre le balcon, en homme qui serait déconcerté de ne plus séjourner dans des hôtels. Il ne s’en explique pas ou plaisante.
– On ne sait si j’arrive ou pars.
– Tu ne déménageras plus ? s’inquiète Andréa, qui est tendre et attentive pour lui.
Un soir où vous l’avez invité à dîner, touché de tant de discrétion assidue, il se plaint de n’avoir jamais connu sa vraie place dans la société, ou plutôt d’être quelque peu déplacé, toujours dans une fausse position, égaré, en souffrance, si bien qu’il n’est jamais chez lui nulle part – une impression que conforte pour vous le désarroi de ce long corps qui l’encombre.
– C’est à peine si je suis là, dit-il, gaiement incrédule, vous considérant l’un après l’autre avec stupéfaction.
Félicité, qui ne manque pas de bon sens, lui dit :
– Mais tu as ta place : elle est auprès de nous, tu es notre voisin.
La plus jeune de vos filles lui paraît aussitôt posséder un sens de l’observation hors normes – douée d’une sagacité qui le confond (sans doute une dot de sa mère, et il considère Éliane avec ferveur). Julien suivra donc un conseil si futé. Il se plaît quelque temps à cette idée : il s’installera pour de vrai.
Et dès que la nuit est passée, il a pris une décision : il peindra l’hôtel particulier !
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Éliane est certainement heureuse de cette occasion de parler pinceaux, mélanges, métier – de la grande animation qu’il met dans sa vie.
Ils ont de longs conciliabules enthousiastes, auxquels participent les enfants, agitées, radieuses, excitées d’avoir une opinion qui compte et que Julien médite avec gravité. Il y a sur les murs de sa demeure des traces de cadre, des emplacements où le soleil a déteint l’ancienne peinture, des zones sombres, fanées. Julien, dans un premier temps, veut peindre en sorte de n’avoir pas l’air d’avoir peint, heureux de ce raffinement dont il prétend qu’il s’en contentera. Les enfants mettent tout leur talent d’oratrices à le dissuader.
Dès lors, ils imaginent des couleurs – folles ! discordantes ! vous dit Éliane, indulgente et ravie.
Ils se penchent dans l’atelier sur l’ébauche de figures étranges qui seront dessinées aux murs. Il semble que l’hôtel particulier doive être une succursale égarée de la Foire du Trône – une baraque de phénomènes hideuse et drôle où seules vos filles subjuguées, votre femme momentanément idiote et votre ami en forain hilare et farfelu peuvent imaginer de vivre.
Ces débats joyeux remontent régulièrement d’un étage par l’intermédiaire des enfants et de Julien qui patientent sur les chaises dans la salle d’attente pendant une consultation, pour faire masse, dit-il, pour qu’on vous croie extrêmement sollicité.
– Nous avons désormais un sujet d’entente privilégié. Ton épouse aime à me parler de sa peinture – du coût de l’aquarelle et de l’art des dilutions. Tu sais que j’ai quelques notions là-dessus. Il a même été question que nous allions au musée d’Orsay avec les enfants. Cela ne te gênerait pas ?
C’est à cette époque qu’Éliane peint un tableau d’une clairière dans le bois de Jouy-les-Gonesses où n’apparaît plus Blanche neige. Côte à côte dans l’atelier, en l’absence de l’artiste, vous vous réjouissez.
– Elle va mieux ! vous dit-il, radieux, secouant votre épaule.
[à suivre]