Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Michel Castanier

roman littérature
Clark et Pougnaud

 

 

4

 

 

Le verre de scotch déjà vide est à présent dé­laissé à côté du fauteuil où Julien, appuyé sur un coude, grif­fe distraitement le tissu de sa veste de vi­gogne, qu’il n’a plus quittée – obstination inhabi­tuelle chez lui – de­puis le début de l’automne, depuis cette réflexion imprécise que vous au­riez dû rele­ver :

On m’a dit qu’elle m’allait bien, que j’étais beau.

Vous ne savez dans quelles cir­constances il a dé­chiré une couture mais il l’a même portée à repri­ser, comme sou­vent il le fait du moindre bouton à recoudre (alors que vous l’avez plutôt connu pour jeter assez facilement), traver­sant votre place d’un pas alerte, pour confier à Éliane, rési­gnée, sa che­mise, sa veste d’intérieur, sa chaussette, avec une osten­ta­tion filiale, l’air humble, coupable et enjoué.

Il reprend le verre qu’il fait tourner entre ses paumes pa­rallèles, peut-être moins comme une invite à être de nou­veau servi qu’en signe d’ennui.

– Ta femme a un défaut qui m’enchante : de gros mol­lets de catho­lique.

Sur quoi il rit comme on s’étouffe, tapant son genou.

 

__________

 

Mais qui supportera le jour de Sa venue, et qui res­tera debout quand Il apparaîtra ? vous a-t-il dit, réjoui, dès ses premiers pas dans votre pavillon.

Julien vous a parlé à nouveau de sa conversion mais sans y insister, comme d’une stratégie para­doxale, d’un acte de santé publique, sans que vous compreniez bien s’il est sé­rieux.

L’impact sur Éliane, athée militante, est en re­vanche ca­tas­tro­phi­que, même si elle s’est amusée, au moins dans les pre­miers temps, du tour volon­tiers naïf et fa­milier des anec­dotes que votre ami tire de l’Ancien Testa­ment pour le plai­sir étonné de son auditoire enfantin.

Il discute volontiers de ces sujets pieux avec votre épouse au cours de vos dî­ners, et même dans une passion envahissante et rai­sonneuse où se tra­hit l’impatience qui grandit entre eux.

Éliane a lu la Bible comme elle a lu le Coran, sans conviction mais avec une curiosité huma­niste et cette appli­cation assez sco­laire qui lui fait ne ja­mais délaisser un auteur de notre patrimoine sans en avoir épuisé le moindre poème de jeu­nesse, la plus infime corres­pondance ou note de blan­chisserie. Elle trouve ces œuvres agressives, et de toute fa­çon, la foi – l’irra­tionalité, dit-elle – lui paraît de nos jours un grave trouble de la personnalité.

Éliane en ces circonstances ménage un certain temps, par souci de votre personne plus que par une mondanité que vous ne lui connaissez pas, « la faiblesse mentale » de votre voi­sin. Sans doute a-t-il eu une in­tention trop vi­sible d’édifier vos filles, qui a lassé l’indulgence inhabi­tuelle de votre épouse, car elle op­pose bientôt à la théologie patris­tique et aux sermons de maître Eckhart l’inattention qu’on accorde à une incongruité, l’indifférence polie que méri­tent ces en­fantil­lages.

 

__________

 

 

Vous assistez avec gène à l’entretien dé­sas­treux qui met fin à ces temps de clémence, par une soi­rée d’été parti­culièrement chaude au jardin où Julien, en pleine forme, a cité Tertullien :

– Qu’un dieu soit mort cruci­fié, je le crois, parce que c’est absurde ! 

Impatien­tée par cette in­tru­sion de la superstition dans la vie de ses enfants, Éliane ne le cache pas, elle a un sourire ré­signé, supérieur et las, elle ne se sent, pour sa part Au­cune culpabilité, cher Julien ! Elle est plutôt – son re­gard méprisant infuse le front baissé de votre hôte – Une païenne, n’est-ce pas, Gabriel ?

Votre femme veut exprimer par là – avec son habi­tuelle ingénuité – comme elle aime la Na­ture, dont elle a le culte nostalgique et une notion sans doute in­certaine mais fa­rouche.

Julien, si fin, si parfaitement social, observe avec dé­lectation :

 – Non seulement nous aimons considé­rer nos pi­res défauts comme un trait de carac­tère amusant, savou­reux – mais une opi­nion idiote est souvent pour nous la preuve indis­cutable d’une originalité in­téres­sante

Ce n’est certainement pas ce qu’il a dit de plus ai­ma­ble ni de plus heu­reux. Votre épouse dédai­gneuse se re­plie dans son atelier, et vous voyez de­puis le cabinet mé­dical où Julien vous a ac­compagné son ombre amère cour­bée sur un chevalet.

– Elle se contenterait de dire qu’elle est écolo­giste, ce se­rait déjà assez pénible. 

Vous ressentez une gêne singulière, que vous avez de l’embarras à dé­mêler et qui ne peut être qu’une indignation flottante. A-t-il perçu cette réti­cence ? Il vous ta­pote le dos avec affection, léger, conci­liant – mais peut-être cherche-t-il à vous re­pousser pour ac­céder au balcon où, accoudé à la rampe, il vous avoue désespérer de détendre Éliane.

– Il y faudrait de l’amour, beaucoup d’amour, ton amour.

Vos fillettes, en contrebas du balcon, font la course avec leur tortue sur un chemin dallé dans votre jardin – con­cours de lenteur subtil où les mouvem­ents s’étirent à l’infini.

Julien est à nouveau rieur et tendre. Il se moque de votre fierté et de vos déclarations d’amour à l’égard de vos enfants, mais il vous semble en être ému et qu’il vous apporte une forme d’approbation pudique.

 

 

[à suivre]

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article