Approche – 8
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Le verre de scotch déjà vide est à présent délaissé à côté du fauteuil où Julien, appuyé sur un coude, griffe distraitement le tissu de sa veste de vigogne, qu’il n’a plus quittée – obstination inhabituelle chez lui – depuis le début de l’automne, depuis cette réflexion imprécise que vous auriez dû relever :
– On m’a dit qu’elle m’allait bien, que j’étais beau.
Vous ne savez dans quelles circonstances il a déchiré une couture mais il l’a même portée à repriser, comme souvent il le fait du moindre bouton à recoudre (alors que vous l’avez plutôt connu pour jeter assez facilement), traversant votre place d’un pas alerte, pour confier à Éliane, résignée, sa chemise, sa veste d’intérieur, sa chaussette, avec une ostentation filiale, l’air humble, coupable et enjoué.
Il reprend le verre qu’il fait tourner entre ses paumes parallèles, peut-être moins comme une invite à être de nouveau servi qu’en signe d’ennui.
– Ta femme a un défaut qui m’enchante : de gros mollets de catholique.
Sur quoi il rit comme on s’étouffe, tapant son genou.
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– Mais qui supportera le jour de Sa venue, et qui restera debout quand Il apparaîtra ? vous a-t-il dit, réjoui, dès ses premiers pas dans votre pavillon.
Julien vous a parlé à nouveau de sa conversion mais sans y insister, comme d’une stratégie paradoxale, d’un acte de santé publique, sans que vous compreniez bien s’il est sérieux.
L’impact sur Éliane, athée militante, est en revanche catastrophique, même si elle s’est amusée, au moins dans les premiers temps, du tour volontiers naïf et familier des anecdotes que votre ami tire de l’Ancien Testament pour le plaisir étonné de son auditoire enfantin.
Il discute volontiers de ces sujets pieux avec votre épouse au cours de vos dîners, et même dans une passion envahissante et raisonneuse où se trahit l’impatience qui grandit entre eux.
Éliane a lu la Bible comme elle a lu le Coran, sans conviction mais avec une curiosité humaniste et cette application assez scolaire qui lui fait ne jamais délaisser un auteur de notre patrimoine sans en avoir épuisé le moindre poème de jeunesse, la plus infime correspondance ou note de blanchisserie. Elle trouve ces œuvres agressives, et de toute façon, la foi – l’irrationalité, dit-elle – lui paraît de nos jours un grave trouble de la personnalité.
Éliane en ces circonstances ménage un certain temps, par souci de votre personne plus que par une mondanité que vous ne lui connaissez pas, « la faiblesse mentale » de votre voisin. Sans doute a-t-il eu une intention trop visible d’édifier vos filles, qui a lassé l’indulgence inhabituelle de votre épouse, car elle oppose bientôt à la théologie patristique et aux sermons de maître Eckhart l’inattention qu’on accorde à une incongruité, l’indifférence polie que méritent ces enfantillages.
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Vous assistez avec gène à l’entretien désastreux qui met fin à ces temps de clémence, par une soirée d’été particulièrement chaude au jardin où Julien, en pleine forme, a cité Tertullien :
– Qu’un dieu soit mort crucifié, je le crois, parce que c’est absurde !
Impatientée par cette intrusion de la superstition dans la vie de ses enfants, Éliane ne le cache pas, elle a un sourire résigné, supérieur et las, elle ne se sent, pour sa part Aucune culpabilité, cher Julien ! Elle est plutôt – son regard méprisant infuse le front baissé de votre hôte – Une païenne, n’est-ce pas, Gabriel ?
Votre femme veut exprimer par là – avec son habituelle ingénuité – comme elle aime la Nature, dont elle a le culte nostalgique et une notion sans doute incertaine mais farouche.
Julien, si fin, si parfaitement social, observe avec délectation :
– Non seulement nous aimons considérer nos pires défauts comme un trait de caractère amusant, savoureux – mais une opinion idiote est souvent pour nous la preuve indiscutable d’une originalité intéressante.
Ce n’est certainement pas ce qu’il a dit de plus aimable ni de plus heureux. Votre épouse dédaigneuse se replie dans son atelier, et vous voyez depuis le cabinet médical où Julien vous a accompagné son ombre amère courbée sur un chevalet.
– Elle se contenterait de dire qu’elle est écologiste, ce serait déjà assez pénible.
Vous ressentez une gêne singulière, que vous avez de l’embarras à démêler et qui ne peut être qu’une indignation flottante. A-t-il perçu cette réticence ? Il vous tapote le dos avec affection, léger, conciliant – mais peut-être cherche-t-il à vous repousser pour accéder au balcon où, accoudé à la rampe, il vous avoue désespérer de détendre Éliane.
– Il y faudrait de l’amour, beaucoup d’amour, ton amour.
Vos fillettes, en contrebas du balcon, font la course avec leur tortue sur un chemin dallé dans votre jardin – concours de lenteur subtil où les mouvements s’étirent à l’infini.
Julien est à nouveau rieur et tendre. Il se moque de votre fierté et de vos déclarations d’amour à l’égard de vos enfants, mais il vous semble en être ému et qu’il vous apporte une forme d’approbation pudique.
[à suivre]