L’Hypothèse impossible VI Illogistiques des fêtes de la nuit – 17
Fiodor Antonovitch Verkhovensky
La prunelle gigantesque enchâssée dans le plancher disparut sous l’impact. Le réfectoire résonna et trembla des chocs de coups de poings souterrains. Les tables et les bancs tressautaient dans tous les sens. Le journaliste courut hors de la salle, se retourna sur le seuil. Un orphelin débusqué de sa cachette sous une table se précipita à sa suite. Un poing gigantesque traversa un mur et s’abattit. La tache rouge au sol avait le diamètre d’une pizza quatre saisons.
Fiodor ne le crut pas, il ne le crut tout simplement pas. Il se passait quelque chose d’apparemment démentiel dont il n’avait pas les clés, des clés aussi banales que le bon vieux passe d’Ivan qui lui permettait d’entrer dans l’asile. Il claqua la porte derrière lui et courut. Le sol de la cour lui-même était si secoué qu’il tomba de nouveau sur les genoux, pris d’un fou rire nerveux.
– La popote ! hurla-t-il. La popote ! La popote en folie !
La porte du réfectoire sauta comme un point noir sous la pression. Le journaliste détala à quatre pattes sur quelques mètres dans le brouillard. Il était hilare quand il se remit debout. Il avait même imaginé une main monstrueuse qui passait l’ouverture du seuil à sa poursuite. Quelle idée ! Il se ressaisit, ou le crut.
– Je veux dire la cantine ! Elle a faim !
– Vous êtes sûr d’aller bien ? dit Berthe arrivée à ses côtés, les mains dans le dos.
– On ne peut mieux mieux ! On ne peut mieux mieux ! On ne peut mieux mieux !
– Ce que vous faites là, vous pouvez me l’apprendre ?
– Pas de problème, ma grosse bêtasse.
Le journaliste cessa de lui tripoter la tête, mais du coup il la perdit de vue dans le brouillard qui s’amplifiait. Il ressentait toujours des frémissements de bonne humeur. Sans doute l’irrationnel l’avait débordé, pour cette fois. Il devait s’expliquer ce qui s’était passé : une cantine qui inverse ses fonctions ce n’est pas courant. Il chercha Berthe en gloussant, une ombre s’interposa, il lui attrapa la main afin de ne plus la perdre (une main qu’il n’aurait jamais crue ni si grande ni si râpeuse) et il gagna à tâtons l’abri d’un pavillon muni de trois petites marches, le dortoir des aliénés, où il s’assit pour discuter raisonnablement de ce qu’il convenait de comprendre dans cette affaire absurde.
– Un hologramme, bien sûr ! L’entreprise de colorants du baron Karl a dû se diversifier ! S’adapter à la modernité ! Quel génie, ces ingénieurs ! Il doit y avoir dans le coin un laboratoire secret de recherches vidéographiques de réalité virtuelle E3. Pourquoi secret ? Pourquoi pas secret ? Hein ? Pourquoi que pas ? Pourquoi que pas ? Pourquoi que pas ?
Encore saisi d’une euphorie qu’il ne s’expliquait pas, une sorte d’ébriété idiote, vaguement nerveuse, il se tapa la cuisse, hurlant de rire. Berthe posa sa main sur le genou du journaliste. Elle se voulait sans doute apaisante mais il remarqua distraitement combien cette main était tout de même énorme, couverte d’une sorte de gant rugueux, et il trouva bizarre son odeur de formol et de myrrhes. Il ne se connaissait pas non plus des jambes d’enfant. Il se tourna avec un grand sourire vers Berthe.
Une momie était assise à ses côtés.
Fiodor se lécha subrepticement les lèvres.
– Vous pouvez lâcher mon genou ?
[à suivre]