L’Hypothèse impossible IX Un sang d’encre – 3
Une unité de recherche ultra-secrète avait été installée au temps du docteur Rose dans l’Usine – ainsi qu’on l’appelait assez mystérieusement. Les salles auraient dû être obscures et désertes, or il n’y en avait pas une qui ne soit éclairée de lampes halogènes dans ce secteur. Le temps pressait. N‘importe quoi pouvait pousser une porte à toute volée, salivant à la vue du dernier des 7 nains à bonnet jaune qui était demeuré seul après la fuite odieuse de ses compagnons, errant sans fin et sans but..
Passant de laboratoires énigmatiques en salles d’autopsie et en blocs opératoire, Dormeur discutait avec lui-même : tant de lumière était-il un avantage ou un inconvénient, y trouverait-il du secours ou pas, quelle était la couleur du cheval blanc d’Henri IV et quel pouvait bien être le sixième sens – quand il entendit le déclic bien connu d’une gâchette (il avait une science sûre de ce genre de détail par la télévision du Foyer) qui le précipita dans une vaste salle inoccupée. Il y avisa une ouverture pratiquée au ras du sol en son centre, une sorte de trappe métallique au-delà d’un enclos de barrière rouge, souleva à toute volée le lourd abattant bombé et le referma sur lui.
Il n’y avait pas d’issue.
Dormeur se trouvait dans une cabine en fer plutôt étroite, parfaitement ténébreuse, en apparence totalement vide à l’exception de ce qui lui sembla de la végétation et d’un peu d’eau. Du moins était-il caché, tapi sur quelque chose d’assez mou, peut-être des coussins. La tension nerveuse et l’épuisement physique qui résultait de cette journée l’amenèrent à être si excité qu’il eut très vite, en réaction, envie de dormir, ici-même, ses genoux encapuchonnés dans ses bras, ses paupières alourdies – et bientôt Dormeur finit en effet par s’assoupir.
Il humait dans un demi-sommeil une curieuse odeur d’humidité, de fer et de jardin potager. Il cherchait malgré sa lassitude à rester quand même éveillé, il avait l’impression de n’être pas tout à fait seul, mais il ne s’y attarda pas, réfléchissant à ce qu’il dirait pour se justifier d’être là où il était, si un adulte lui en demandait la raison. Il y allait peut-être de sa faute mais ce n’était pas une bien grande faute : il ne s’était pas du tout dissimulé pour attendre l’heure creuse de la nuit et sortir, un large coutelas de boucher à la main, avant d’égorger tout l’orphelinat et dérober le vaisselier, non, non. – Les ampoules, à cet instant, s’allumèrent au plafond de la salle, sans qu’il le sache. S’il s’était dissimulé, c’était pour….
La trappe se souleva et un doigt de lumière l’éclaira. Dormeur entendit un doux rire qui se voulait sans doute apaisant. Une main souleva l’orphelin par le col de sa chemise pour l’examiner à la lumière de la trappe.
– ON n’a jamais su se résister, n’est-ce pas !
– ON est une nature heureuse.
Dormeur, suspendu en l’air, se lécha subrepticement les lèvres.
– Vous pouvez me lâcher, non ?
La main de la Momie le lâcha et il fit un grand floc dans le bouillon avant que la trappe ne se referme.
L’énorme cocotte en fonte se mit à ronronner d’aise.
Quelqu’un manifestait hautement sa désapprobation, il avait pour cela ses raisons, ne les communiqua pas, et le nombre en la circonstance fait loi. Aramis s’éloigna dans le trottinement de ses talons compensés, raide. Un parfum d’encens et plusieurs personnes singulières s’éclipsèrent à sa suite hors de l’Usine.
– C’est comme Noël, que voulez-vous ! Une sorte de tradition…
Une odeur tenace de légumes demeura en suspension dans la salle – le seul indice de la présence secrète du commanditaire de ce drame ?
Comme on sortait des lieux, Maître Boucherose, marchant à petits pas, murmura pour son voisin d’un air prudent, modéré, sous le couvert de son masque de chauve-souris, qu’il se pouvait, il n’en était pas sûr, il le suggérait, il baissa soudain la tête et se tut. Cousin Glock, qui ne paraissait pas très content, demanda ce que ça voulait dire ces airs de pucelle.
– Le gosse a pu avoir faim, ça mange beaucoup à cet âge, d’après mes renseignements.
– En effet. Ils sont très obstinés dans ces cas-là.
Boucherose regarda ses pattes poilues avec une curiosité exagérée.
– C’est à cause du bal masqué. Il s’est déguisé en bouillon Khub. Et puis voilà… Il s’est noyé. Même pas un suicide. Un accident…
Il y eut un silence long comme un train de marchandise.
– Ce sera ma plaidoirie, conclut l’avocat de la Maison Nogre.
– Aime mieux ne rien dire, dit Cousin Glock, remarque jamais rien qui puisse blesser.
[à suivre]