L’Hypothèse impossible IX Un sang d’encre – 1
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Un sang d’encre
La Maison Nogre
– Aime pas qu’ON me dispute, alors j’obéis, adore donner satisfaction.
L’ancienne buanderie – un service spécial affecté à cette section particulièrement dangereuse – était une petite enclave avant la fameuse salle des douches où étaient les Baignoires. De l’eau noyait les premières marches du lavoir. Le plan miroitait légèrement sous la lumière diffuse qui passait une lucarne sale. Quelque chose avait dû boucher l’orifice d’évacuation. L’eau noire débordait. On aurait cru du sang dans le bassin.
– Ai le genre petite fille sage.
La petite voix un peu aigre avait crissé dans le silence. L’eau mêlée de grésil fondu répandait régulièrement sa mousse sur le carrelage. La serpillière au bout du balai – d’un gris de vieille barbe – flairait le sol et marmonnait près des portes aux lucarnes bardées de fer.
– Bref, suis très conne.
Elle nettoyait l’Hôtel des bains. Elle était très seule. Elle était toute grosse. Et très active dans le silence de l’asile, marmonnant, marmottant, bourdonnant comme une abeille ouvrière, manches retroussées, un chiffon noué sur le bout du crâne, son seau dans une main, avec les éponges et les grattoirs appendus, et le balai dans l’autre main, nettoyant les murs, nettoyant les sols, nettoyant sans cesse – petite sentinelle mélancolique dans l’hôtel désert.
Une légère altération écarlate lui attira l’œil. La tache rouge sur le carrelage blanc avait le diamètre d’une pièce de monnaie. Une tache de sang. Elle se précipita à croupetons, remuant des hanches.
Sa main gauche tenait le grattoir et sa main droite appuyait sur le dos de sa main gauche. Elle frottait à la paille de fer, avec une sorte de frénésie indignée. Poussant des épaules, elle donna plus de force à son action et grignota quelques centimètres carrés. La serpillière, le seau d’eau et la paille de fer suivaient consciencieusement son évolution.
– Voilà. Une bonne chose de faite, ON sera content, ON aime l’ordre, le rangement.
La giclée d’éclaboussures rouges avait été dure comme du fer. Elle résuma ses activités : elle avait lavé la dame de compagnie, elle l’avait mise à sécher sur le fil de l’étendoir avec les autres, elle avait fait le ménage, balayé le sol, mis de l’ordre.
Elle se redressa, du revers d’une main s’essuya le front d’un air las, un peu somnambulique, et de l’autre jeta un vieux cube de savon de Marseille qui troubla longuement la surface de l’eau rouge dans le bassin. Elle s’en alla, très digne après sa journée, se préparer pour le bal, car les grandes roues cerclées de fer ne tarderont pas à broyer les pavés sous le porche, les fouets à cingler le dos des chevaux écumants : le carrosse d’or et de porcelaine sera bientôt à la porte.
Elle s’assit par terre au milieu de la salle vide où étaient les douches encore humides. Il ne lui était pas nécessaire d’allumer pour se voir, il ne lui était pas non plus besoin d’une coiffeuse où se refléter, comme au château. Elle s’absorba dans le reflet d’elle-même, le reflet intérieur, ses doigts délicats étaient des papillons sur les pots de cosmétique immatériels, les flacons, les peignes et les boîtes à fard incorporels. Une résille d’or maintiendra son chignon. Elle aura l’air de sortir d’un tableau du Musée de l’Imaginaire.
Elle alluma un interrupteur proche. Éteignit aussitôt. Mais voilà. Elle avait tout vu.
– ON va me disputer ! Oh qu’ON va me disputer !
[à suivre]