1001 VIES (493) : SOLANGE CREPON – 22
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Le Complexe de Livingstone
– Nos sociétés civilisées meurent de la perte du Mystère.
On se tourna en bloc vers Balibar. Jamais nous n’aurions cru qu’il puisse exprimer le fond du problème. Ce malaise qui nous tourmente. Cette nostalgie diffuse qui nous serre le cœur, ce sentiment métaphysique de l’irrémédiable incomplétude des êtres qui …
– C’est pourquoi le merveilleux fait retour par ses sous-produits : l’astrologue, les morts-vivants, les aliens, les people, les migrants, les prosélytes d’Allah.
– Il est à craindre que ces derniers – ces morts-vivants-là et leur mythologie – n’aient de l’avenir.
– On sait que le Migrant est pour certains la nouvelle figure du Héros prolétarien – pur de toute tache et porteur de lendemains qui chantent : autre forme du goût perdu pour le fantastique. Que ces Créatures théophores soient surtout porteuses d’une grave régression des mœurs n’arrête pas les nostalgiques du passé révolutionnaire.
– Leur goût pour les contes de fées leur vient du berceau, il est plus fort que la raison.
– Je me souviens d’un jeune Congolais qui m’avait appris avec fierté épouser « une blanche ». Quelques mois plus tard, naturalisé français par ses noces, il se plaignait qu’il y ait trop d’étrangers dans notre beau pays. Il faudrait faire quelque chose, ajoutait-il, l’air grave.
– À peine au paradis, il fermait la porte derrière lui ?
– Le Mystère n’a qu’un temps.
Monsieur Eros touillait dans son verre un dépôt de glaçons semblable à de petits icebergs éclairés par le soleil.
– Dans le cratère du volcan il y a un lac et au milieu de ce lac il y a une île. Dans l’île il y a un bassin. Dans le bassin une statue de femme versant de l’eau.
– Pardon ?
– Un proverbe de mon pays.
– Caissargues ?
Il finit son verre et se leva.
– Ce qui donne une femme dans un bassin dans une île dans un lac dans un volcan.
Vrai Classique du vide parfait
Je lisais Lie Tseu dans un coin du bar, à une table ronde en marbre.
Dans les premiers temps de mes visites à ce lieu mal famé, j’avais vu la salle dans son entier sans rien remarquer de particulier.
Peu à peu j’avais vu le particulier : le patron, madame Ines, les habitués, les chaises cannelées, le pot de cactus au bout du comptoir, près de la caisse.
Aujourd’hui j’étais le Bizarre.
La conversation monta d’un ton et brisa comme une biscotte ma méditation.
– Pour ma plus grande surprise, mon ami Schopenhauer, ce grand taquin, qui laissa tout son héritage à son caniche, estime qu’il puisse y avoir des actes désintéressés.
– Et donc un certain don de soi ?
– Sans doute les seules bonnes actions le sont-elles malgré nous. Sans y songer.
– Avez-vous remarqué comme l’empathie nous amène à considérer autrui ainsi qu’un autre soi dont les souffrances sont nos souffrances ?
– Je peine à y croire.
– Agir pour son bien sera dès lors soulager notre douleur – nous enlever une épine du pied.
– Notre prochain comme épine.
– Crépon comme épine.
– Christique, n’est-ce pas.
– Cela n’enlève rien au Mystère de la sympathie.
[à suivre]