1001 Vies (592) : Le Déluge et Darius Chopineau (12)
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11
Darius somnole dans son lit médical quand un tigre cherche à forcer le store d’une fenêtre. Aussitôt réveillé, il regarde longtemps, avec terreur, la projection des rayures ensoleillées sur ses mains qui tremblent.
– Le pont rompt ! Le pont rompt ! Mon cœur, mon pauvre cœur !
Ses doigts frémissants remontent le drap de l’hôpital sur sa poitrine.
– Je ne suis pas certain, d’ailleurs, que cela intéresse qui que ce soit.
☆
Darius Chopineau n’a dit à personne qu’il allait mourir, tout le monde s’en doute, un problème au cœur, finalement, ce cœur paradoxal, il ne veut pas gêner, il a de l’humour, il prétend déménager, il va faire de la place, la place.
Son cœur mis à mal, son cœur si compliqué, se charge de sa fin avec une élégante économie de moyens. Darius n’est plus responsable de quoi que ce soit. Il fait un grand bond – au-dessus du labyrinthe. Il saute à pieds joints par-dessus l’empreinte que laissera son existence en se refermant – et retombe sur le brancard qu’on roule à travers les couloirs de la clinique.
12
Une ultime fois après bien des fois, l’infirmière au matin de l’intervention chirurgicale puis le docteur lui ont demandé son nom. Pourquoi ne pas donner ce nom avec son dernier souffle ? En somme son dernier mot, le mot de la fin et le mot de ce qui fut commencement. Il hésite, ne s’y résout pas, il le dirait, sans doute, si ce n’étaient les anesthésiants et la confusion des idées.
N’être plus au rendez-vous de ses rêves est le sort maudit de l’âge. Le temps du grand âge. De l’arrière-vieillesse. Des arrière-cours de la vie. Reste le repli discret, le reflux des belles intentions, le retour sur soi sans trop de débandade, c’est le mot, et c’est assez commun. Cela porte un nom. En somme, la retraite en bon ordre. Toutes les retraites. Et tous les noms s’emmêlent.
Darius a cru revivre avec cette jeune idiote, erreur dramatique, on connaît le regain qui précède l’agonie, le redoux logé au cœur de l’hiver, la nostalgie centuplée, ironie délicate de Dieu, ultime farce du vieux gagman.
Darius hésite, ne s’y résout pas, il le dirait, sans doute, le nom, si ce n’était la mémoire qui le trahit. Il fera donc l’épargne de ce retour en arrière pour retrouver le brancard qui entre dans le bloc opératoire, ce qui est fait en une phrase.
Ce nom, comme on s’en doute, a été banalement chéri, nom tourné et retourné dans la bouche, le très connu bonbon savoureux au parfum délectable, aujourd’hui Darius serait même incapable de le formuler au moment où la caméra chirurgicale lui pénètre le cœur : il a fondu irrémédiablement.
Rêve, rêve dans les brouillards du protoxyde d’azote.
Et le voici : hilare au sortir du bloc, moulinant des jambes dans son brancard qui roule et saute comme un petit avion de ligne intérieure dans les nuages – car les statistiques ont été trompées – le scanner – le thallium – et le vieux cardiologue sophistiqué – aucun besoin de triple pontage aucun aucun – son cœur – intact – comme neuf – comme innocent – ce cœur plus fort que la Raison – qui perce comme un rayon ses nuages !
☆
Arrivée par un rayonnement à la lucarne de sa chambre d’hôpital, dansante sur des accords de violoncelle à la radio, l’Absence inventive – et le sourire fragile : celle qui a été sa liberté sur cette terre et qui sera son ascension.
Vers l’amande intacte de ton nom – Littérature ! – le désir prend cours d’éternité.
[à suivre]