1001 Vies (801) : LA TENDRESSE DU SNIPER – 88
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Le Pèlerin fait quelques pas dans un sens, puis dans l’autre sur la route vide, devant la mer ; enfin il ose se rapprocher du ponton qui borde la plage, mais une émotion vive et familière l’a prévenu, avant même qu’il se soit penché vers la descente d’un escalier de bois, pour scruter les ténèbres des dunes. Ses doigts tâtonnent le long de la rampe poisseuse : il écoute des soupirs amoureux et l’agitation d’un buisson de tamaris par-dessus les frottements de sa valise contre la balustrade.
Un trouble si pénible aurait dû raviver sa tristesse et de vieilles discordances. Il y réfléchit et reconnaît qu’il n’en est rien. Il retient même une grande envie de rire, la main sur sa bouche, en tournant les talons, mais ce n’est qu’une bouffée qui gonfle ses joues, puis il éternue.
Une clôture de joncs liés par du fil de fer s’enfouit à ses deux extrémités dans le sable de la plage ; quelques dunes ont des touffes d’herbe qui font penser au pubis de la femme qu’il aimait.
Une suite de bouffées de rire et d’éternuements se perd dans l’entrelacs des villas, des jardins et des clôtures de l’Éden.
Une statue en fonte énigmatique, sur un haut socle de marbre qui paraît un tombeau, domine la nudité morose de la place qu’il traverse, avec un air d’allégresse un peu éperdu au visage – une place d’un carré parfait, pointé de deux ifs, que la foudre cisèle feuille à feuille, délicatement.
Il ne croit pas qu’il sera triste. Il ne croit pas qu’il souffrira. Il ne croit pas non plus qu’il pensera autant à elle à présent. D’ailleurs, il ne l’admettra plus. Il quitte la place qui lui est si étrangement familière, à croire qu’il s’est tenu bien des fois sur le banc, sous les ifs, croisant les jambes, les décroisant, changeant de pied d’appui, riant un peu, éternuant, regardant les nuages.
[à suivre]