1001 Vies (803) : LA TENDRESSE DU SNIPER – 90
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… Cette visite aux Enfers aura ceci de bon qu’elle me laisse sans espoir. On ne franchit pas le Styx aller-retour sans ramener avec soi un enseignement fructueux ou un poème potable. Il n’en est rien. J’avais déjà fait à mon sujet quelques observations navrantes. Il y avait pire.
Depuis peu je vis difficilement. Je me désocialise. Or je suis un animal grégaire, à mon grand étonnement. Je perds en mémoire. J’ai des distractions bizarres. Je ne comprends plus certaines idées pourtant simples, entendues ou lues, il faut s’y reprendre. La vie m’abandonne. Elle m’efface. J’ai parfois des réveils où me sentir longtemps égaré. Les mots n’évoquent rien, ils sont mats et ternes. C’est peu à peu qu’ils s’enrichissent d’échos et que se reconstitue ce que je me prête d’identité. Est-ce la vie à venir ? La dispersion gagnera sur le jour jusqu’à la Nuit où le jour ne sera plus qu’un mauvais rêve tristement comique ou comiquement triste, on hésite ...
« Caillette ? Vous en avez entendu parler ? Vous l’avez lu ? En effet, c’est lui. Et oui, il est plus fade que dans ses portraits de quatrième de couverture. C’est d’ailleurs le sort de bien des célébrités, une sorte de malice de la renommée : l’insignifiance secrète.
Le fameux acteur parisien est de retour parmi nous depuis peu. Je connais bien Caillette. Du moins je l’ai connu au lycée où il était déjà assez terne. Il n’a pas changé, si ce n’est qu’il ne me parle plus, allez savoir pourquoi. Caillette a eu la chance d’avoir une vie pour l’instant légère et sans autres problèmes que ceux qu’il se pose. C’est voulu. Il faut aider la bonne fortune, j’en suis d’accord. Ne pas s’embarrasser de responsabilités. Ne pas diriger d’entreprise. Ne pas se reproduire. Ne pas avoir d’opinion, cela alourdit.
Caillette n’a jamais rien eu à faire de particulier en ce monde. Il a souvent vécu par procuration ce que d’autres éprouvent parfois jusque dans leur chair. Il a vécu dans la marge de nos vies. Il prenait des notes entre les lignes de ses amours et des agonies de ceux qu’il aimait : il est mort plusieurs fois. Il a été père d’occasion auprès d’une enfant qui n’était pas son enfant, et tenir ce rôle avec toute l’attention que réclamerait l’amour l’a tendrement occupé : il sait tout de la vie des pères. Il a vécu avec des femmes, jamais longtemps, pour en connaître le goût, les réveils maussades, les récriminations subtiles et sans fin, la mémoire minutieuse, la déception inassouvissable, juste le temps d’apprendre comme les épouses sont ennuyeuses et les époux inachevés : il sait tout de la vie des maris. Il a connu bien des petits boulots, jamais rien de sérieux, surtout pas, pour en savoir un peu plus sur ce qu’est être employé, être usé, être abusé, toucher sa paie, la claquer dans les nuits, s’user, s’abuser.
Sa vie est un palimpseste de vies possible. »
[à suivre]