1001 Vies (804) : LA TENDRESSE DU SNIPER – 91
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… Je l’ai remarqué à travers la vitre du café, posé sur le comptoir dans son boîtier de plastique transparent. Il était seul. J’allais m’asseoir sur la terrasse où il m’arrive de prendre mon petit-déjeuner, au bar de l’Horloge, place de l’Horloge. Freud (je n’y suis pour rien, c’est son prénom étrange) passait d’une table à l’autre pour prendre les commandes. Peu avant que le serveur n’arrive à moi j’entends un client demander un croissant. Le croissant. Il était au beurre et non ordinaire : je ne supporte pas qu’un croissant puisse être dit ordinaire ( ou nature !), et donc à la margarine. Ma colère est épouvantable. Quoiqu’un peu disproportionnée.
En fait, une détresse farouche d’enfant à qui son jouet, son copain, sa maman est retiré. C’est mon croissant et je songe avec sympathie à ces hommes en difficulté qu’on prive de leur bien : mon poste administratif, mon usine, ma femme. Comment ne pas souffrir atrocement de cette dépossession inique jusqu’à tuer l’usurpateur, brûler l’usine en faillite, étrangler l’épouse odieuse ? Homme de bon sens (quel ennui !), j’allai à la boulangerie acheter un autre croissant.
Notablement moins bon.
Rien n’en apparut pour le reste du monde …
« Caillette a été un touche à tout pour ne s’engager à rien. Il a son strapontin dans l’existence et ne monte sur scène que si une souffrance le réclame. C’est alors entourer la douleur de ses grands bras chaleureux, et retourner dans sa loge méditer une interprétation pathétique. Où prendre des notes au balcon du grand théâtre. De simples notes. N’être qu’un bon à rien. Absorbé dans la longue ingestion des événements pour ensuite rendre du mieux qu’il peut l’éternelle comédie, les jeux de rôles, le manège tragique. Rendre est le mot.
Comment je le sais ? Caillette est mon ambassadeur sur terre, je l’ai personnellement envoyé dans la capitale, il m’y représentait. Soyez-en sûr: j’aurais été lui si j’avais consenti à quitter ma terrasse au Café de l’Horloge. »
[à suivre]