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Publié par Michel Castanier

[Hossein Zare]

 

FINES FLEURS DE L’EUROPE

 

Jamais ses hôtes n’auraient imaginé que leur invité n’eût pas de voiture, bien sûr, ni même de permis, et Norbert Mouche avait estimé inopportun de le leur apprendre, non que cette bizarrerie ne l’aurait servi – buvant seul de la bouteille de Saint-Emilion qu’on n’avait ouverte que pour lui, ce qui avait libéré sa faconde et l’avait rendu éblouissant, s’était-il assez moqué de ses mésaventures clownesques de jeune chef d’entreprise, chutant volontiers

(il cherchait à cet instant, la main posée sur les yeux, le souvenir de ses propres mots, pensif, recueilli)

chutant dans des seaux d’eau glacée

(il souriait, à présent, avec confiance)

ou crevant des cerceaux de papier multicolore

(il était maintenant franchement hilare)

pour le bénéfice de leurs rires encourageants, feutrés, discrètement approbateurs : bien au contraire, il n’aurait pas manqué de faire valoir cette particularité fantasque d'être un éternel piéton (ce manque de conduite !) pour surprendre par son originalité – s’il n’avait été affreusement incapable d’évoquer la moindre notion de véhicule ou de locomotion devant l’infirmité de Mamore qui l’avait reçu avec tant de dignité dans son formidable fauteuil roulant.

Cette contrainte expliquait sans doute que Norbert eût risqué un inconsidéré pas de danse avec Camille, l’aînée des trois sœurs Mamore à la blancheur de nonne, après le repas, au salon où flottait une musique de Keith Jarret quand la cadette, Anastasie, lui eut servi un nouveau cognac qu’il refusa en vain – une inconduite reprochable, en effet, qu’à cet instant il esquissait encore, comme par exorcisme, tournoyant sur lui-même dans la lande déserte, écartant la gêne par des claquements de doigts ou des petit cris de honte parfaitement joués, et manquant s’agenouiller dans un fossé rempli d’eau, de nénuphars et de grenouilles.

Il rit, d’ailleurs, essuyant ses mains avant de se remettre en route, songeant qu’il aurait trouvé inimaginable une telle liberté quand Camille, vêtue d’une robe blanche, longiforme et grave, l’avait reçu à l’entrée du domaine.

 

NOMBREUX APPLAUDISSEMENTS AUX TERRASSES

 

Arlette avait en peu de temps décelé l’irrémédiable insuffisance de Sylvain Fauconnet. La moindre lecture de son manuscrit – en fait, dès la première page de Fatale Anxiété de l’âme, qu’elle s’était enfin résolue à examiner – l’avait confirmée. L’usage du passé simple aujourd’hui et la présence de trop nombreux adjectifs y suffirait.

– Charmant, drôle, intelligent, ton livre, dit-elle enfin. Peut-être trop intelligent.

Il se fit un silence.

– Comment peut-on être trop intelligent ? dit-il.

– Certes.

Fauconnet rajusta sur ses épaules une large écharpe de flanelle blanche qui, de l’avis de tous dans sa ville natale, lui allait fort bien : le geste élégant exprima à lui seul toute sa mélancolie. Il avait crânement tenu bon, assis du bout des fesses sur le banc qu’ils partageaient pendant la lecture, mais il avait compris assez tôt – il n’était plus si confiant – combien ces pages conçues avec tant de dévotion ne pouvaient être que singulièrement dérisoires pour la formidable vie sagace et opulente qui les tournait avec rapidité et précision sans faille.

Rien dans son art, se dit-il avec nostalgie – et surtout pas l’effort et le temps consentis à écrire – n’aura jamais la valeur (la qualité impondérable !) de ces parisiennes que Dieu probablement conçoit sans à peine y penser, comme légèrement.

 

 

[à suivre]

 

 

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