Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Michel Castanier

 

UNE SAISON INQUIETE

 

Justine – fé­brile, effarée – tomba sur son derrière dans un tapis d’aiguilles de pins à la lisière d’une pelouse. Ayant échap­pé à l’attaque du din­don ra­geur et postillon­nant, ce n’est qu’en relevant un peu plus les yeux qu’elle re­marqua enfin être obser­vée par une ombre énorme.

La monstrueuse machine se dé­gagea de l’obscurité des sapins et grandit dans la lumière de la pelouse tendue d’un tissu de gazon léger, fin et vert – câbles, treuils ingénieux pour les manœuvres les plus déli­cates, grandes araignées de roues, le­viers et cour­roies de transmission facilitant la lévitation ou la propul­sion.

L’Ogre avait dans l’astucieux fauteuil or­thopédique une corpu­lence – une monta­gne de fromage blanc – qui détenait une sorte de beauté inouïe, quand on y songeait, un peu moins effrayée. Il sourit au paon avec une affection osten­sible et celui-ci s’éloigna avec les pas pointés d’un fas­tueux petit marquis. 

– Mes filles ont toujours aimé les paons. Pourtant, Dieu sait qu’ils sont prétentieux, idiots et fourbes…

La voix de George Mamore était caressante, tendre, animée de rires lé­gers, à l'af­fût. 

– Mais elles leur pardonnent à cause de leur queue.

Justine, boudeuse, essuya ses mains de la terre et des aiguilles de pin et parut suivre, cette fois d’un regard ab­sorbé et sans aucune sym­pathie, un événement à elle seule per­ceptible : le vol ob­sédé d’un gros bourdon qui finit par se poser sur le front de Mamore, exactement entre ses deux yeux.

Il toucha ses sourcils du bout des doigts, comme s’il les époussetait : il n’y trouva pas le moindre insecte, mais, dévisa­geant la jolie enfant qui lui ar­rivait, si vexée et vexée de l’être, il admit soudain ce que sa position altière dans la vaste machine­rie du fauteuil roulant avait en fait de mystérieusement désavanta­geux, comme si un mendiant était arrivé d’un arrière-pays déshé­rité après bien du chemin, avec une sébile à la place du re­gard, devant la Fée de la fontaine.

 

 

LE ROI ET NOUS

 

Qu’arrivait-il à notre ami Paul ?

Notre cercle, des années durant, n’avait pourtant pas ménagé ses encou­rag­ements pour un monologue verdoyant sans cesse, il avait nourri d’applaudissements éperdus chaque nouvelle volute de la ré­flexion arbores­cente de l’orateur, la moindre observation timidement risquée par l’un ou l’autre de ses admirateurs étant aus­sitôt re­prise pour dé­velopper une ramure plus sub­tile qui ser­vait de sève à cette continuelle poussée intellec­tuelle.

Nous avions affirmé haut et fort notre dévotion pour l’arbre nourricier, nous ses proches, ses porteurs d’encensoir, étant même allés jusqu’à la servi­lité pour soutenir notre homme-lige, en­tretenant ses armes de nos flatteries et fourbissant ses lances.

– Les livres de Paul se­ront un jour alignés comme des armées, disait un de ces enthousiastes.

Rien n’était alors en mesure de rompre le charme : le sorti­lège d’un grand évènement intellectuel bien dans l’esprit de ce temps. Certains erre­ments que Paul connut à cette époque dans les drogues les plus dures ou les passions les plus folles pour des femmes impossibles à notre goût lui furent pardonnés puisque ces divagations ne pou­vaient être que le parcours obli­gé et les attributs d’un génie convulsif qui se cherchait encore.

Ce n’est qu’avec le temps que le murmure fervent qui avait entouré Paul et le suivait dans une traine d’écume fris­sonnante s’était atténué et qu’un si­lence incertain s’établit.

Ce silence n’était pas encore du doute mais une sorte de pié­tinement au départ de la piste du 100 mètres olympique : les coureurs sont déjà loin, on aperçoit les dos musclés di­minuer, un nuage de poussière de brique qui s’estompe, le cham­pion est tou­jours dans les starting-blocks. On évoqua Zénon et le para­doxe de la tortue : d’une cer­taine manière, avant même d’avoir bondi, Paul franchissait déjà la ligne d’arrivée, le souffle égal, pas un seul de ses che­veux dé­rangé, pas la moindre goutte de sueur. Le penseur absolu.

 

 

[à suivre]

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article