Le Pavillon des servitudes – Écrits croisés – 5
UNE SAISON INQUIETE
Justine – fébrile, effarée – tomba sur son derrière dans un tapis d’aiguilles de pins à la lisière d’une pelouse. Ayant échappé à l’attaque du dindon rageur et postillonnant, ce n’est qu’en relevant un peu plus les yeux qu’elle remarqua enfin être observée par une ombre énorme.
La monstrueuse machine se dégagea de l’obscurité des sapins et grandit dans la lumière de la pelouse tendue d’un tissu de gazon léger, fin et vert – câbles, treuils ingénieux pour les manœuvres les plus délicates, grandes araignées de roues, leviers et courroies de transmission facilitant la lévitation ou la propulsion.
L’Ogre avait dans l’astucieux fauteuil orthopédique une corpulence – une montagne de fromage blanc – qui détenait une sorte de beauté inouïe, quand on y songeait, un peu moins effrayée. Il sourit au paon avec une affection ostensible et celui-ci s’éloigna avec les pas pointés d’un fastueux petit marquis.
– Mes filles ont toujours aimé les paons. Pourtant, Dieu sait qu’ils sont prétentieux, idiots et fourbes…
La voix de George Mamore était caressante, tendre, animée de rires légers, à l'affût.
– Mais elles leur pardonnent à cause de leur queue.
Justine, boudeuse, essuya ses mains de la terre et des aiguilles de pin et parut suivre, cette fois d’un regard absorbé et sans aucune sympathie, un événement à elle seule perceptible : le vol obsédé d’un gros bourdon qui finit par se poser sur le front de Mamore, exactement entre ses deux yeux.
Il toucha ses sourcils du bout des doigts, comme s’il les époussetait : il n’y trouva pas le moindre insecte, mais, dévisageant la jolie enfant qui lui arrivait, si vexée et vexée de l’être, il admit soudain ce que sa position altière dans la vaste machinerie du fauteuil roulant avait en fait de mystérieusement désavantageux, comme si un mendiant était arrivé d’un arrière-pays déshérité après bien du chemin, avec une sébile à la place du regard, devant la Fée de la fontaine.
Qu’arrivait-il à notre ami Paul ?
Notre cercle, des années durant, n’avait pourtant pas ménagé ses encouragements pour un monologue verdoyant sans cesse, il avait nourri d’applaudissements éperdus chaque nouvelle volute de la réflexion arborescente de l’orateur, la moindre observation timidement risquée par l’un ou l’autre de ses admirateurs étant aussitôt reprise pour développer une ramure plus subtile qui servait de sève à cette continuelle poussée intellectuelle.
Nous avions affirmé haut et fort notre dévotion pour l’arbre nourricier, nous ses proches, ses porteurs d’encensoir, étant même allés jusqu’à la servilité pour soutenir notre homme-lige, entretenant ses armes de nos flatteries et fourbissant ses lances.
– Les livres de Paul seront un jour alignés comme des armées, disait un de ces enthousiastes.
Rien n’était alors en mesure de rompre le charme : le sortilège d’un grand évènement intellectuel bien dans l’esprit de ce temps. Certains errements que Paul connut à cette époque dans les drogues les plus dures ou les passions les plus folles pour des femmes impossibles à notre goût lui furent pardonnés puisque ces divagations ne pouvaient être que le parcours obligé et les attributs d’un génie convulsif qui se cherchait encore.
Ce n’est qu’avec le temps que le murmure fervent qui avait entouré Paul et le suivait dans une traine d’écume frissonnante s’était atténué et qu’un silence incertain s’établit.
Ce silence n’était pas encore du doute mais une sorte de piétinement au départ de la piste du 100 mètres olympique : les coureurs sont déjà loin, on aperçoit les dos musclés diminuer, un nuage de poussière de brique qui s’estompe, le champion est toujours dans les starting-blocks. On évoqua Zénon et le paradoxe de la tortue : d’une certaine manière, avant même d’avoir bondi, Paul franchissait déjà la ligne d’arrivée, le souffle égal, pas un seul de ses cheveux dérangé, pas la moindre goutte de sueur. Le penseur absolu.
[à suivre]