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Publié par Michel Castanier

Chronique de Nîmes : les romans gris

 

4

 

Vous foulez de l’herbe à présent. Vous vous heurtez du genou aux douves d’un gros tonneau et vous reconnaissez le terrain vague où le petit atelier d’Eva est éteint et solitaire. Un carrelage sonne sous vos pas. Dans la grande embrasure d’une fausse fenêtre ce portrait – cette pâle reproduction de mau­vaise facture – d’un vieux visage peut-être aimé, peut-être haï, au-dessus d’une urne de cendres est vaguement familier. Vous marchez encore dans les couloirs et les corridors qui se diversifient tou­jours plus. Un bras de marbre pointe le doigt parmi le feuil­lage qui pousse dans une porte ouverte. Vos pas se désac­cordent. Vous êtes entré dans une salle de la Chapelle des jé­suites. Des tiges de fer soutiennent sur un socle un buste de femme sans tête et démembré. La rela­tion paisible des signes et de leur repré­senta­tion a été forcée et pervertie : leur ef­frac­tion donne aux souvenirs qui leur sont liés un sens indi­cible. Envoûtant et nauséeux.

 

 

Ce malaise grandis­sant que vous n’avez pas osé nommer est de se dé­placer ainsi que dans un tableau médiéval – quand la pers­pective n’a pas encore été conçue – ou dans une peinture naïve : vous évoluez dans un à-plat géné­ralisé, où n’est plus de distance entre les choses, les objets donnant l’impression trompeuse d’être les uns collés aux autres, une amphore ro­maine étant aussi haute qu’une porte cavalière. Vous com­prenez que si les occupants des lieux venaient à rentrer chez eux à cet instant ils n’auraient pas plus de dimension que des cartes à jouer et que vous seriez mêlé à eux comme une sorte de joker.

 

 

Cette maison qui vous est inconnue mais que vous avez ima­ginée à travers ses habitants vous vous apercevez à présent qu’elle vous est connue et que vous l’avez imaginée de travers. Non que rien n’ait vérifié votre imagination mais rien ne se trouve à sa place ni ne correspond à rien que vous ayez conçu pour son usage. La maison n’est pas qu’un chez soi in­commode ou inconfortable : elle est inhabitable. Vous êtes chez vous mais chez vous comme un voleur de cuillères.

 

 

5

 

Vous voyez enfin un double alignement de portes et poussez la première. La chambre est vide. Il rè­gne là aussi la grande obs­curité d’une panne d’électricité. La lu­carne vi­trée percée dans le plafond diffu­se la lumière lunaire. On y perçoit les étoiles et, les jours de pluie, ce doit être un bruit bienfai­sant sur les vitres.

 

 

Vous n’avez pas l’occasion de visi­ter toutes les chambres. Quand vous entrez dans la septième, qui est à l’extrémité de la gale­rie, quelqu’un s’abat dans votre dos. Vous tombez sur les genoux et la douleur fait une étoile blanche dans votre cerveau. Vous recevez un coup maladroit sur la nuque, qui ne vous étourdit pas. Vous rampez sous votre adversaire qui ne di­t pas un mot mais souffle très fort, vous réus­sissez un coup de rein qui le dé­sar­çonne, vous vous renversez sur le dos.

 

 

Il n’y a personne.

 

 

6

 

Vous distin­guez un lit, un fauteuil doublé d’un plaid écossais, la lueur d’une fenêtre grillagée, une forme pâle contre le mur de la chambre. Vous re­connaissez Eva mais elle n’est pas appuyée à ce mur. Elle en fait partie, ou plutôt elle tient toute en­tière dans un vaste ta­bleau sans cadre. Une fresque dans le mur. Elle est nue. Vous devez vous asseoir sur le fauteuil – et le faites d’un coup, comme on tombe en ar­rière. Vous savez sou­dain quelque chose que vous ne vou­lez pas sa­voir. Que vous auriez de la peine à ad­mettre. Un grand trouble. Peut-être un immense cha­grin. Vous reconnaissez peu à peu dans l’ombre peinte autour de la jeune hermaphrodite la basse feuil­lée d’un chêne blanc de neige. La faible lumière de la source. Un vieil homme assis sur un banc. Les pieds d’un pendu dans le feuillage. Un san­glier sor­t sa grosse hure des buis­sons ...

 

 

… Ce tableau que vous regardez depuis tant de temps que vous en avez perdu le sens comme vous avez perdu la raison de votre propre présence sur ce fauteuil roulant dans la chambre obs­cure, cherchant un sens et recomposant sans fin un puzzle intérieur.

 

 

7

 

Votre cons­cience faiblit. La bande passante d’un souve­nir se dé­clenche, vous la vivez avec at­tention, elle claque. Vous êtes encore plei­nement conscient de vos sensations présentes mais votre esprit demeure gommé un long moment. Quelque chose interfère, s’allume, vous suivez une sé­quence de votre vie avec bande-son, vous êtes penché dans vos souvenirs, patient et attentif, votre mémoire noir­cit et se tord comme une pelli­cule qui brûle.

 

 

Il y a une nouvelle saute de la vision. Vous baissez la tête. Vous êtes en costume de lin blanc sous une veste d’intérieur très chic. Vous voyez un nez rouge postiche à votre main. C’est un nez de clown. Une sco­rie vi­suelle. Avez-vous travaillé dans un cirque autrefois ? Un élé­ment rap­porté d’un autre épisode de votre vie ? Ou peut-être pas. Peut-être d’une autre vie. La vie de quelqu’un d’autre. Vous ne savez pas qui.

 

 

[à suivre]

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