Monsieur Hortense – 41
4
Vous foulez de l’herbe à présent. Vous vous heurtez du genou aux douves d’un gros tonneau et vous reconnaissez le terrain vague où le petit atelier d’Eva est éteint et solitaire. Un carrelage sonne sous vos pas. Dans la grande embrasure d’une fausse fenêtre ce portrait – cette pâle reproduction de mauvaise facture – d’un vieux visage peut-être aimé, peut-être haï, au-dessus d’une urne de cendres est vaguement familier. Vous marchez encore dans les couloirs et les corridors qui se diversifient toujours plus. Un bras de marbre pointe le doigt parmi le feuillage qui pousse dans une porte ouverte. Vos pas se désaccordent. Vous êtes entré dans une salle de la Chapelle des jésuites. Des tiges de fer soutiennent sur un socle un buste de femme sans tête et démembré. La relation paisible des signes et de leur représentation a été forcée et pervertie : leur effraction donne aux souvenirs qui leur sont liés un sens indicible. Envoûtant et nauséeux.
Ce malaise grandissant que vous n’avez pas osé nommer est de se déplacer ainsi que dans un tableau médiéval – quand la perspective n’a pas encore été conçue – ou dans une peinture naïve : vous évoluez dans un à-plat généralisé, où n’est plus de distance entre les choses, les objets donnant l’impression trompeuse d’être les uns collés aux autres, une amphore romaine étant aussi haute qu’une porte cavalière. Vous comprenez que si les occupants des lieux venaient à rentrer chez eux à cet instant ils n’auraient pas plus de dimension que des cartes à jouer et que vous seriez mêlé à eux comme une sorte de joker.
Cette maison qui vous est inconnue mais que vous avez imaginée à travers ses habitants vous vous apercevez à présent qu’elle vous est connue et que vous l’avez imaginée de travers. Non que rien n’ait vérifié votre imagination mais rien ne se trouve à sa place ni ne correspond à rien que vous ayez conçu pour son usage. La maison n’est pas qu’un chez soi incommode ou inconfortable : elle est inhabitable. Vous êtes chez vous mais chez vous comme un voleur de cuillères.
5
Vous voyez enfin un double alignement de portes et poussez la première. La chambre est vide. Il règne là aussi la grande obscurité d’une panne d’électricité. La lucarne vitrée percée dans le plafond diffuse la lumière lunaire. On y perçoit les étoiles et, les jours de pluie, ce doit être un bruit bienfaisant sur les vitres.
Vous n’avez pas l’occasion de visiter toutes les chambres. Quand vous entrez dans la septième, qui est à l’extrémité de la galerie, quelqu’un s’abat dans votre dos. Vous tombez sur les genoux et la douleur fait une étoile blanche dans votre cerveau. Vous recevez un coup maladroit sur la nuque, qui ne vous étourdit pas. Vous rampez sous votre adversaire qui ne dit pas un mot mais souffle très fort, vous réussissez un coup de rein qui le désarçonne, vous vous renversez sur le dos.
Il n’y a personne.
6
Vous distinguez un lit, un fauteuil doublé d’un plaid écossais, la lueur d’une fenêtre grillagée, une forme pâle contre le mur de la chambre. Vous reconnaissez Eva mais elle n’est pas appuyée à ce mur. Elle en fait partie, ou plutôt elle tient toute entière dans un vaste tableau sans cadre. Une fresque dans le mur. Elle est nue. Vous devez vous asseoir sur le fauteuil – et le faites d’un coup, comme on tombe en arrière. Vous savez soudain quelque chose que vous ne voulez pas savoir. Que vous auriez de la peine à admettre. Un grand trouble. Peut-être un immense chagrin. Vous reconnaissez peu à peu dans l’ombre peinte autour de la jeune hermaphrodite la basse feuillée d’un chêne blanc de neige. La faible lumière de la source. Un vieil homme assis sur un banc. Les pieds d’un pendu dans le feuillage. Un sanglier sort sa grosse hure des buissons ...
… Ce tableau que vous regardez depuis tant de temps que vous en avez perdu le sens comme vous avez perdu la raison de votre propre présence sur ce fauteuil roulant dans la chambre obscure, cherchant un sens et recomposant sans fin un puzzle intérieur.
7
Votre conscience faiblit. La bande passante d’un souvenir se déclenche, vous la vivez avec attention, elle claque. Vous êtes encore pleinement conscient de vos sensations présentes mais votre esprit demeure gommé un long moment. Quelque chose interfère, s’allume, vous suivez une séquence de votre vie avec bande-son, vous êtes penché dans vos souvenirs, patient et attentif, votre mémoire noircit et se tord comme une pellicule qui brûle.
Il y a une nouvelle saute de la vision. Vous baissez la tête. Vous êtes en costume de lin blanc sous une veste d’intérieur très chic. Vous voyez un nez rouge postiche à votre main. C’est un nez de clown. Une scorie visuelle. Avez-vous travaillé dans un cirque autrefois ? Un élément rapporté d’un autre épisode de votre vie ? Ou peut-être pas. Peut-être d’une autre vie. La vie de quelqu’un d’autre. Vous ne savez pas qui.
[à suivre]