Chronique du rat (17) Déboires d’un homme de lettres (suite)
À Lunel-Viel, le 15 octobre 2010
Chère Madame C.,
Je suis honoré de votre amicale attention. Vos arguments sont, bien sûr, très pertinents. Et confondants. J’avais entre-temps répondu à quelques-uns des problèmes de composition que vous soulevez. Je vous dois désormais de ne pas abandonner « Automates, Tomates et Spectres ». Vous me dites – avec ce bon sens qui vous caractérise : « Vous êtes un écrivain, c’est incontestable, mais à la maison on ne sait pas quoi faire de vous ». Je vais m’employer à vous démontrer le contraire, sans pour cela juger bon de vous envoyer – comme tant d’auteurs imbus d’eux-mêmes – mon livre et la théorie de mon livre, ou, si vous préférez la boîte et l’ouvre-boîte.
Ma mère avance que mon travail n’est pas socialisé. Elle rejoint au fond vos propres observations. Elles m’encouragent à réagir alors que je pensais renoncer.
Vous m’offrez de vous rencontrer. Je crains que cela ne soit pour vous une perte de temps si je ne soumets pas auparavant à vos conseils ce que les musicologues appellent une autre proposition.
Que pensez-vous de ces changements (si, bien sûr, vous vous souvenez du récit) ?
1. Les mésaventures du doux commerce de la tomate au marché des Halles de Lunel-Viel ont été remaniées et condensées en sorte d’être plus compréhensibles – un récit qu'achève la mise sous séquestre du potager sur arrêté de police.
2. Les explorations nocturnes de mon jardinier dans les jardins d’ouvrier de la région étaient mal placées, j’en conviens. L’attention se perdait. Elles sont notablement réduites en surface et intégrées aux recherches de cucurbitacées dans l’arrière-pays Lunel-Viélois à travers les récits de divers personnages de maraîchers à leur retour au bistrot de ce même marché. Vous saisissez, évidemment, l’aspect multiculturel touffu du projet.
J’ai cette version à votre disposition si vous avez cette patience. Elle se présente en 527 pages au lieu des 576 initiales. Vous jugerez vous-même ce qui est encore inégal et mal calculé. Je m’en remets à vous.
Avec mes respectueux sentiments.
À Lunel-Viel, le 20 février 2011
Chère Madame C.,
Je vous remercie de bon cœur pour votre courtoisie dans l’expression de vos réserves et je vais y réfléchir (comme c’est triste de réfléchir !).
Il y a tant de livres qui sont faits sans la moindre nécessité. Le mien entretient un mystère sur lui-même. Un noyau insécable du mystère sans lequel aucune œuvre ne saurait être grande. Il est long, certes, parce qu’il est inégal et mal médité. Je vous l'ai envoyé trop tôt, je l’admets. L’intérêt s’égare avec l’arrivée de l’épouse du semencier au potager et le début du périple dans les plans de tomates – si, bien sûr, vous vous souvenez encore de l’histoire.
1. Les déboires du doux commerce bio avec les supermarchés doivent être remaniés et condensés en sorte d’être plus intelligibles et politiquement plus incisifs. Il suffit ensuite d’ôter tout ce qui pèche par complaisance ou confusion, en particulier la scène sexuelle, assez osée, dans les plans de rutabagas. Rien de plus aisé. Elle ne vous plaît pas trop. Je l’ôte.
2. L’assassinat de mon jardinier dans son jardin est mal placé.
Soit il doit débuter beaucoup plus tôt – grand impact d’un pareil incipit !
Soit il serait réduit en proportions et disséminé sur une dizaine de séquences horticoles. L’histoire de l’épouse du semencier est alors un contrepoint sentimental mélancolique.
En conséquence se dégagera une trajectoire beaucoup plus tendue. Et peut-être ce supplément de sens que vous réclamez.
Il est à craindre que vous n’ayez à nouveau de mes nouvelles au printemps. Alors il sera temps de nous rencontrer, chère madame.
Cordialement.