Chronique du rat (38) Immobile, à toute allure

Le libraire est un être subtil et raffiné dont il est bon de cultiver l’intérêt et l’affection. Grande curiosité : il aime les livres. S’il est une femme, elle est belle, s’il est un garçon il est beau, y a pas à tortiller. Quoi qu’il en soit de l’espèce, ils ont en commun d’être courtois, tolérants et attentifs à ce qu’on ne leur fauche rien.

Le Libraire de la Fnac : on prétend qu’il a existé autrefois, mais cette existence laisse incrédule. Elle est sans doute à ranger parmi les vies mythologiques ou dans les prodiges de l’Histoire naturelle du cher Pline l’ancien. D’ailleurs la Bible ne le mentionne pas.

Le Libraire de livres d’occasion, lui, est un être secret, facilement irrité par la moindre intrusion dans son enclos, et même il est méfiant. Que lui veut-on ? Pourquoi cet inconnu rôde sous ses falaises de livres ? Ses intentions ? Que cache-t-il ? Que cache un Homme ?

C’est en général un homme, au fait. Aucune femme n’irait perdre son temps dans cette absence radicale – farouche ! – de modernité.

Sa petite librairie rappelle les échoppes obscures des contes fantastiques de Jean Ray. Il semble d'ailleurs égaré dans un coin de l'espace-temps. Parlez-lui de sa bouquinerie, il vous chasse à coups de fouet.

L'abominable Homme des librairies anciennes est monomaniaque, grognon, et même carrément rébarbatif tant que vous n'avez pas réussi à lui taper sur le ventre (là, c'est gagné ! Il est à vous).

En vérité, cet être inactuel par essence est un idéaliste, il ne vend pas ses livres, ou si peu cher, il les donne, il offrirait même de l’argent pour que les égarés dans sa modeste échoppe les lui prenne, et son grand secret est ici : cela fait quinze ans qu’il essaye lui-même d'écrire une phrase. Si on mesure à la difficulté d'écrire le bon écrivain, il est le plus grand !

Nous n’examinerons pas la sexualité du libraire, ce n’est pas son genre, il a mieux à faire : il écrit, et d’ailleurs beaucoup le croient vierge. Il est trop pur.