Des nouvelles de la mélancolie : Le Pavillon des servitudes (5)
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Justine aime écrire, de sa calligraphie encore un peu enfantine et sous la dictée du maître, pour ses amis parisiens quelques réflexions joyeusement convenues au dos de cartes postales grivoises qui, par le goût le plus fin, une sorte d’anti-goût, soulignent la dérision, l’impayable dérision d’être comme tout le monde en vacances.
– C’est curieux cette impulsion auprès d’un infirme, confie l’infirme dans un chuchotis, ce besoin irrésistible de se dégourdir le mollet : une visite de mes amis intellectuels dès leur arrivée de la capitale se transforme unanimement sur les pelouses en un match de football surexcité.
La jeune fille écoute Mamore discourir dans ce ton où il excelle, léger, enjoué, de si bonne humeur, et parfois, à certaines questions imprévisibles et stupéfiantes, s’ouvrent démesurément les grands yeux lunaires de Justine, ces beaux yeux noirs et lourds qu'on croirait écarquillés d’admiration tant ils sont grands.
Alors elle parle à son tour, posée sur le bord d’une balancelle, à l’ombre de la marquise au seuil du pavillon, parmi le lilas brûlé, ses paumes pressées entre ses genoux.
– Mon ami Bruno était fils de pécheur, ce qui lui donnait de l’aura, une sorte de mystère, de grand large. D’ailleurs, une ancre était tatouée sur sa poitrine.
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Le jeune homme avait un petit physique trapu, la bedaine sanglée dans une ceinture en cuir clouté, il était railleur, sûr de lui, sa peau était veinée, bien nourrie, il avait une courte bite rose qu’il aimait. Après la mort de sa mère il avait vécu dans une caserne désaffectée, près de la Cité des mille fleurs où Grand-Mère est née, un squat de clochards et de camés, dont il avait fait sa bande.
– Bruno a été heureux au service militaire, où on lui a dit qu'il avait des qualités de chef. Il en garde le goût des carabines, des fusils de chasse, des balles à ailettes pour gros gibier. Je le retrouve dans la cave 101 de la Cité. La première fois qu'il m'a vue, il n'a même pas dit : Tu couches ? Il a joint deux doigts en forme de cercle et y a fait coulisser un index. Ça m’a rendue furibarde, mais j’y suis allée.
– Dois-je te croire ?
– Comme vous voulez.
Furibarde ! L’auteur immortel a déjà remarqué non sans émotion que sa muse emploie, parfois sans beaucoup d'à-propos dans la conversation, avec un air perplexe, quasi incrédule, des expressions absurdement vieillottes ou puériles Ces mots enfantins brillent par une fraîcheur anachronique dans des confidences de corps de garde.
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Le laurier-rose penché à la fenêtre parfume l'air tiède du pavillon, et Justine est si contente qu’une personnalité qu’on voit à la télévision s’intéresse tellement à son existence !
Elle ne se savait pas aussi importante pour la littérature.
Elle déplace une chaise auprès de l’énorme machine roulante et, un peu ivre à cause d’une canette de bière qu’elle a réclamée, elle pose avec détermination sa joue contre le bras du cher homme.
– Vous n’êtes décidément pas comme les autres ! dit-elle, enthousiasmée.
Cette magnifique distinction ne paraît guère enchanter Mamore.
– Ainsi, je ne suis pas comme les autres ? Raconte-moi les autres...
Ce soir-là leur entretien a été si riche et fructueux que Justine a manqué le dernier autocar. On a téléphoné à Grand-Mère pour qu’elle n’aille pas s’inquiéter, et la vieille dame a fait semblant d’être un peu sourde, comme si son téléphone était un cornet acoustique.
Un nuage se répand sur le seuil du pavillon dans un étincellement de particules rouges. La splendide dynamique de Sophie sur son vélo jaillit régulièrement d’un des chemins dans la pinède et se confond plus loin dans les ombres.
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Il y a eu longtemps des déplacements mornes de balançoire au-devant du seuil du Pavillon des servitudes.
– On vous caresse si peu !
– Oui. Enfin non.
Justine a un sourire tendre et que son interlocuteur croirait volontiers lui être adressé si le sujet de leur entretien lui laissait le moindre doute.
Trop souvent le petit détail fugace cristal d’oviline brillant dans le basalte des nuits de Justine à la Grande Motte – dont elle-même s’étonne parfois que son infime activité soit si précieuse pour la littérature – se résorbe dans l’obscurité grandissante des sapins. Mamore laisse filer la nasse de son attention dans l’eau de leur conversation nonchalante, calme et parfumée par la résine des pins, tire d’un coup sec, attrape un nom d’homme.
Justine, après bien du silence, apprécie le nom frétillant, fraîchement sorti des eaux, et soupèse et mesure avec beaucoup de soin – ce soin scrupuleux qu'il lui connaît et apprécie – pour dire enfin oui, puis non, pas avec lui, attentive à ne pas se tromper, à ne pas le tromper.
Il la rassure : il estime qu'elle peut bien exprimer toutes à la suite les nuances les plus contradictoires qui lui viennent à l'esprit, il se contentera du sérieux déconcertant avec lequel il lui faut y réfléchir.
– Tu investis tout le langage, Justine !
Il en rit encore, après avoir réclamé par le téléphone intérieur un peu plus de bière.
– Comment ne pas accorder sa confiance à un être aussi complet !
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Ils chuchotent, elle a baissé ces yeux immenses qui espèrent toujours autre chose, des yeux qui ont peur et qui demandent tout à tout moment – et leur entretien nocturne, pensif, dure jusqu'à l'aube qui éclaire le parc d'une lumière inerte, déjà tiède, sans force.
Enfin, il la laisse dormir. Enfin, plutôt que de dormir ou de travailler dans son lit médical, il l’observe sommeiller sur le canapé dans la chaleur du petit matin montant derrière les volets clos et il cherche ce qui se renverse et rit à cet instant dans les yeux de sa petite amie Justine.
Elle soupire et remue, ayant parfois un geste de noyé qui s’abandonne. Ses paupières ont le bleu sombre de l’abat-jour éteint sous lequel mordillant un noyau de souffrance irréductible, inadmissible, indéfiniment scandaleux et créateur, il réfléchit figé – comme le soleil du midi monomaniaque, congestionné, obsessionnel – dans une jalousie irradiante, somptuaire et parfaitement idiote.
Justine s’éveille et le regarde.
(à suivre)
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