2 de couple sans barreur : Omniscience des maris (Rose) – 2
Rose
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En hiver, Astrid se montra moins. Ou bien elle tardait. La nuit bleuissait la neige sur la place du calvaire. Le pâtissier dans son fournil, au fond de la demi-lune du soupirail rouge, surveillait sa pâte, la palpait, la pinçait comme une cuisse. Assis sur la pierre froide devant le lavoir, un cache-nez plusieurs fois tourné autour du cou, le petit garçon patientait en regardant l’eau se glacer. La pâtissière, qui se tenait à la vitrine du magasin surchauffé, décroisait les bras et disparaissait. Les flocons ensevelissaient la place du village.
L’eau rouillée du lavoir reflète aujourd’hui le visage du jeune homme, piqué de feuilles brunes. Un insecte glisse sur de longues échasses jusqu’à l’œil droit. Des cigales grésillent dans les châtaigniers qui ombrent l’eau. Le caillou lâché brise le souvenir.
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Quand Gilbert Broussac revient pour l’été dans sa famille après son baccalauréat, le village dans la montagne s’est agrandi d’hôtels et de villas fleuries sur les bords d’un lac artificiel. La salle du patronage a été transformée en cinéma. Debout sur le trottoir, le directeur du Vox, un homme triste et soucieux, accueille le public en clignant de son œil droit à plusieurs reprises, et, quand les spectateurs ont disparu dans la salle fraîche, il continue d’adresser des clins d’œil mornes à la rue déserte et brûlante.
La salle forme un entonnoir tapissé de gradins de bois ; assis dans les hauteurs, Gilbert voit souvent la serveuse du Grand Hôtel, accompagnée du capitaine des pompiers, une très jeune fille qui est réputée facile avec un homme qu’on dit léger. Les lustres muraux s’éteignent, le rideau rouge glisse avec un bruit de pluie et des tintements d’anneaux, laissant chacun dans l’ombre heureuse, sous le pinceau de lumière vaporeux.
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A cette époque une boom est donnée par Astrid en l’honneur de ses dix-huit ans. La fille du médecin, en robe de soirée, de bonne compagnie, amène, gracieuse, attend ses invités sur le perron devant son jardin allumé de lampions, remercie pour les petits cadeaux, désigne d’un geste charmant les grandes fenêtres où des danseurs tournoient déjà.
Gilbert lui baise la main, plaisante avec John Smith, le garçon qui tient la taille d’Astrid, monte quatre à quatre le perron illuminé, traverse avec un grand sourire la salle de bal improvisée dans la vaste salle à manger, se heurte le front au mur d’en face, et s’obstine contre une porte invisible en griffant le papier peint.
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Longue et mince, toute vêtue de rouge, l’air languide d’une tulipe dans la serre tiède d’un canapé, Astrid entretient son correspondant anglais d’une longue confidence chuchotée, sans doute obscène et insensée. Les fenêtres du balcon sont grandes ouvertes sur la nuit étoilée du lac. Un courant d’air tiède et paresseux valse avec les couples. On entend des voix d’hommes sur la route.
Quand Gilbert danse avec Rose, la petite serveuse du Grand Hôtel, qui est étudiante en pharmacie, Astrid rit et appuie ses fines mains sur la poitrine de John.
Gilbert happe la taille de sa plaisante trouvaille et l’étreint pour virevolter avec elle et murmurer des bêtises qui la font rire. Votre taille est une palme ployée. La jeune fille boit du punch édulcoré, un trait de rouge sur ses lèvres gonflées et une énorme, barbare et fantastique boucle d’oreille que Gilbert n’a jamais vue à personne et qui l’enthousiasme comme une promesse de débauches orientales.
Astrid, penchée vers John, parle un peu plus vite, sans fin, bougeant à peine sa tête haute dans la langueur des confidences.
Dès la sortie du bal, dans le jardin où des invités, à genoux dans l’herbe, allument des feux d’artifices qui incendient l’eau noire du lac, Gilbert embrasse sa jolie conquête en touchant la petite brioche de son ventre, bombé et chaud sous le tissu fleuri de la robe. Bientôt, étendu dans le gazon, à l’ombre d’un buisson, infiniment surpris de se trouver à moitié nu sur le ventre d’une inconnue, il est dans la confusion, le trouble du petit soldat, d’autant que la serveuse, ses mains en conque sur son ventre, se refuse.
Astrid au balcon de sa villa, troussée contre la rampe, hennit contre le cou de John.
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Gilbert retourne au cinéma du village, mais la serveuse du Grand Hôtel l’accompagne. En ce temps-là, il renifle ostensiblement ses doigts à la table familiale au cours des repas, et il dit mystérieusement, contemplant par la fenêtre le lac : – Plus tard, je serai sourcier ; dans ses beaux yeux bleus tourne une toupie fabuleuse, tourne continuellement, rose, moite et moelleuse.
Or la jeune fille n’exerce qu'une seule sorte d’activité amoureuse, et s’y tient. Dieu sait pourquoi, conclut-il auprès de ses copains d’enfance. Une si délicate monomanie finit par exaspérer sa jeune vanité. Gilbert peut-il décemment considérer qu’il n’est plus vierge ?
– Tu ne m’aimes pas, dit-il à Rose, et il devient amer, finit par lui reprocher sa réputation et jusqu’à ses propres soupirs.
– Quelle réputation ? dit-elle, après l’avoir giflé avec application.
Il se souvient qu’elle est facile, il néglige qu’il est léger. Il souffre beaucoup, fait souffrir la serveuse ; enfin, ils se quittent, indifférents.
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(à suivre)