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Publié par Michel Castanier

François Rouan

 

 

Sous ce bleu regard sans joie leurs conversations sont ir­réelles : s’il est toujours stupéfait de ce qu’elle dit, si peu convenu, si étrange, comme provenant d’un monde neuf, S comprend assez peu Georges et ne s’en soucie pas plus, en sorte que l’entretien dérive sans aucune amarre, drôle et lé­ger.

Georges observe avec non moins d’étonnement son visage in­tensément sévère sans décider s’il n’est pas plutôt parfaite­ment glacial. Il lui accorde d’avoir une tête d’oiseau ébloui et sa coiffure étrange en est le médaillon frappé pour la commémoration de sa propre débâcle.

Le peu qu’il obtient d’elle malgré leurs relations nouvelles – si S abandonne sa rai­deur pour une intention d’affection à peine perceptible, l’ébauche d’un geste tendre qui ne va jamais loin, une inclinaison très fémi­nine mais fugi­tive de la tête sur l’épaule de Georges – le satisfait comme un voyage à Cythère. La plupart du temps Georges a la stricte utilité d’un nécessaire de voyage.

Ce qui peut faire ciller ce regard imperturbable et lointain n’est pas lui et n’est peut-être pas de ce monde. Qui aurait ce pouvoir surhumain ? Jacques laisse dire, assez au courant de ce qui passe bel et bien dans ce monde, soucieux de protéger son ami contre lui-même. Il est peut-être la seule fée dans ce royaume de spectres et de leur éternel retour.

 

 

Parfois, pourtant, elle l’appelle, à n’importe quelle heure de la soirée d’ailleurs, sans doute assurée qu’il l’accueillera, quel que soit son état d’ivresse ou de tristesse.

– Je suis un sex-toy, dit-il à Jacques qui lui demande aus­sitôt de quoi il se plaint en­core.

Georges, en effet, n’est pas aussi satisfait qu’il devrait l’être. Georges et Jacques sont as­sis à une terrasse de pavillon dans le grand parc de la ville en automne. L'air est tiède et cotonneux et l’ombrage animé de frissons.

– Pourquoi si peu souvent ?

– Elle ne veut pas te fatiguer.

Et pourquoi vient-elle à lui, finalement ? Elle n’a aucune joie particulière de le connaître : il le saurait grâce au peu d’instinct masculin qui lui reste. Elle s’abrite chez lui de son propre mal­heur. Déjà il se penche vers Jacques pour chuchoter, très choqué.

– J’ai assez peu d’existence dans l’esprit de cette femme.

Jacques, réjoui, agite de haut en bas ses doigts joints.

– Nous sommes des Yo-Yo à leurs doigts, cher Georges. 

– En revanche elle ne me laisse jamais l’oublier.

– Il est probable qu’il lui arrive parfois de se souvenir de toi.

Georges, considère la question, a un geste imprécis qui n’a pas de signification et qui se re­ferme sur le col d’une ca­nette que le serveur lui apporte.

– Veux-tu que je te dise comment elle me considère ?

– Pas spécialement.

Georges emploie une expression que Jacques ne trouve pas d’un goût exquis.

– Je suis sa salope.

 

 

 

Cette faculté d’être une fontaine – ce don – il n’en mé­connaît pas l’aspect mécanique mais ne peut s’empêcher d’être émerveillé devant ce tour de force, cette vulve marine – cette chatte qui est une pompe à eau lustrale.

Pour rien au monde il n’en apprendrait plus sur la méca­nique céleste. Il se tient où se situe ses effets inépuisables d’eau claire pour accueillir le grand mystère sur son visage. Il reçoit ré­gulièrement une onde de geysers doux et il a la fi­gure béate d’un illuminé.

Ils s’endorment baignant ensemble dans l’eau des ori­gines.

 

 

C’est sans passion mais non sans efficacité.

– Pourquoi ai-je autant de désir pour ton corps ? lui dit-il.

– C’est que mon corps a de l’esprit.

D’ailleurs elle apprivoise Georges peu à peu. Elle improvise se­lon l’humeur ou son amusement. Le bonheur est enfin un passe-temps. Elle met autant de fantaisie dans ses plaisirs que de poésie dans sa vie publique avec Georges. Il apprend la patience et chaque plaisir devient une surprise délicieuse et en somme un évènement. Georges découvre un monde.

S a dans son indolence au lit une noblesse animale et les signes infâmants des êtres sans caste qu’on dit pourtant intouchables.

Quand il a joui, elle rit. Georges ne comprend pas pour­quoi.

J’aime rendre les hommes beaux.

 

 

Georges connaît alors ce qu’il appelle « une addiction sexuelle » pour ses manières. L’effet en est pauvre et sans aucune liberté. Il étudie de près cette docilité sans fond où rien ne ré­siste, son obligeance ex­tensible mais imperson­nelle. Il cherche une limite où cette femme aurait con­senti à renoncer à elle-même et n’en trouve pas.

– Dis-moi ce dont tu as besoin, Marcellin.

Il suppose qu’un autre homme l’aurait mise dans un état panique, mais cette hypo­thèse indé­cidable lui fait trop de mal, il n’en demande pas tant pour le moment et le plai­sir si manifeste de S, ces grandes eaux de Versailles, ces nuits pis­cine, lui suffisent.

 

 

– Tu ne dors pas ?

– Je vois au loin tout un horizon de vexations.

Georges est à la fenêtre, les mains dans le dos, à peine vi­sible dans l’obscurité de la chambre. Elle se lève et vient voir à son tour cet horizon.

– Il n’y a rien.

Ils regardent ensemble par la fenêtre l’arrière-monde de la Fée.

– Et maintenant tu souris ?

Il lui entoure les épaules de son bras sans oser la regarder pour qu’elle ne voie pas qu’il souf­fre. Qu’elle croie qu’il ba­dine comme à son habitude.

L’Homme s’habitue à tout. C’est son génie. Il a l’intelligence de la vie.

 

[à suivre]

[L’image est de François Rouan : Il n’y a pas de rapports sexuels – Hommage à Jacques Lacan]

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