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Publié par Michel Castanier

Aleksandra Waliszewska

 

Mélancolie du bricolage

 

Julie Paradis rit toute seule en ima­ginant la conver­sa­tion qu’elle au­rait avec Beethoven, et les réponses agréables qu’elle lui fe­ra, quand elle manque heurter au coin de la Rue du ru le pein­tre qui rit tout seul en imagi­nant la conver­sa­tion qu’il aura avec Julie et les ré­ponses agréa­bles qu’il lui fe­rait.

Ils se prennent la main et marchent en si­lence.

C’est jour de marché. Un petit bi­plan tracte une ban­derole dans le ciel des ca­fés, des restaurants, des pa­ti­noi­res, des piscines, des ormes fris­sonnant sur les ber­ges de l’Ylia, des night-clubs éteints, des ci­né­mas, des jar­dins défo­liés, des palais et des drugstores de la ville : ai­mez-vous les uns les autres.

Le kiosque, enfoui dans la végétation du square des petits Pois, contient une boite à musique au léger carrousel animé par une invisible mani­velle : un bou­quet d’orphéon se tient sur la plate-forme dé­licatement ou­vragée. Par­fois le jet d’eau de la fontaine courbé par une saute de vent asperge, ce qui fai­t rire les musiciens dans des éclats de notes.

Julie, assise sur les marches de la fontaine, est sou­cieuse.

– Avec Jules, mon premier, je n’ai ja­mais eu que des brico­les, du mobi­lier de jardin trouvé au BHV. IKEA, à l'époque de mon second, ne nous a ja­mais paru assez solide. Habitat était sou­vent trop cher pour mon troisième. Im­port-ex­port avait par­fois des oc­casions quand j’ai connu mon quatrième, mais pour l’essentiel on se fournis­sait dans les entre­pôts du BHV où il est possible de trouver à bas prix du mo­bilier de jardin lé­gère­ment ca­bossé. Ce n’est pas qu’avec mon tout – le père de la petite – nous ayons dor­mi dans des brouettes, mais nous aimions les chaises en mé­tal, la petite table ronde, notre pa­rasol ou­vert piqué dans l’orifice central, nos chaises lon­gues, les claies de bois peintes en vert aux­quelles nous ac­cro­chions nos jardinières bourrées d’outils, et les multiples plantes grasses en espaliers aux murmurmurs...

Elle se met à mugir, avec plein d’écume dans les genci­ves, et Beethoven a fort à faire pour la calmer. C’est une femme qui a beaucoup déménagé.

– J’ai de beaux vilebrequins chez moi, dit-il.

– Je n’y crois plus.

– J’ai aussi une fuite à mon évier.

– Je ne crois plus que je puisse vivre avec les hommes tels qu’ils sont devenus, si instables, si peu solides, si peu bricoleurs, et Julie, étouffant sa voix, ses mots, sa tris­tesse, maudit la fin de la société ru­rale.

Elle passe les doigts sur son visage désabusé où elle frotte minutieusement son front, ses tempes, ses joues, le bout de son nez, comme si sa main était un gant de toilette. Enfin, bien pro­pre, elle retire vivement sa main.

Cette fuite, elle est grave ?

Assez.

Elle pousse un gros soupir, et ses épau­les se soulèvent sous l’effort qu’elle fait pour respirer plus large­ment.

– Il n’y a pas de plus belles perceuses que les Hilti, non ?

– Comme c’est vrai !

Au bout de la Rue du ru où ils s’avancent sous une petite pluie, des ouvriers dépavent, proté­gés par des tenues fluorescentes et des panneaux de signalisation. Un camion ex­sude de la fumée en déversant une coulée de bitume brûlant sur la terre.

– Nous avions anticipé, Myrtille et moi, cette regretta­ble perspective, dès notre première rencontre, remarque le peintre quand ils passent à côté du chantier.

Le goudron frais grésille sous la pluie, brillant des éclats de mica de son granule brûlant, lave épan­due s’égalisant sous la planche du terrassier qui suit la gou­dronneuse. Beethoven évoque ces chantiers municipaux qui bientôt bi­tu­meront toutes les rues et les champs et les mers.

– Et nos âmes…

Julie s’indigne. On s’indigne ensemble. C’est tout bon.

Julie parle d’hydrologie, sa spécialité, expliquant mi­nutieusement com­ment les pluies pénètrent le sol à la fois par capillarité et sous l’action de la pe­santeur, et qu’une certaine infiltration (soudain un peu gênée) en est re­te­nue par les racines des plantes, la plus grande partie des­cen­dant jusqu’aux couches de roches per­méables comme (énu­mérant sur ses doigts, le visage détourné) le grès le calcaire le gravier les sables où l’humidité (de plus en plus rouge d’embarras) remplit toutes les ca­vités fentes et fissures…

Il la surprend qui se gratte furtivement.

– Mon corps me démange, Jean.

– Comme dois-je l’entendre ?

– Il est peut-être temps que je déménage à nouveau.

– Quelle bonne idée ! 

On s’entretient de nappes phréati­ques sous la ville. On parle résolument Rivières souterraines et Boyaux aqueux. Julie, hale­tante, veut voir la ville de haut pour ju­ger du pro­blème. Beethoven se pro­pose. On monte dans les hauteurs de l’atelier.

Ce sont les débuts de la période que la criti­que en­thousiaste appela la Période Conforama.

 

 

Locus amoenus

 

La pluie dérive vers l’Ouest. Le peintre et son invitée sont assis sur deux chai­ses de paille, de­vant le ciel, sur la terrasse de l'atelier. Le pêcher dans sa jatte (un pêcher ? n’y avait-il pas là plutôt un cerisier?) est un dis­cret chape­ron mouillé. Ils poursuivent la conversa­tion de part et d’autre de l’arbuste. Beethoven explique au sujet de l’instabilité de son arbre nain qu’elle té­moigne d’une vie antérieure.

– Le pécher est un souvenir du mandarinier qui est un sou­ve­nir de l’oranger qui est un souvenir du citronnier qui est un souvenir du pommier…

Ils observent longue­ment, en si­lence, le firmament. Le téléphone chuchote sous sa couverture, derrière le paravent où il s’est caché. Julie fuse derrière le para­vent. Il y a un bruit de casse et elle revient après avoir brisé l’appareil.

– Je me pardonne difficilement de tels excès, avoue-t-elle, un peu pâle. Mais j’ai subi trop d’états émotionnels inadmissibles à cause de ces objets.

Beethoven se frotte un sourcil longuement.

Un peu de brume vaporise les toits de la vieille cité. Les cheminées du vaste pandémo­nium cracho­tent, éter­nuent et tousso­tent. Le vent à cette hauteur de phare est plus sensible et chavire la terrasse. Les amoureux en proie au vertige ont toutefois un avantage : une bonne vue sur l’horizon.

– La matière noire – cette masse manquante invi­sible – est pour 90 % dans l’univers… remarque Beethoven.

(Ca y est, il recommence)

– En effet. Les particules atomiques ont un comportement fan­tai­siste que rien n’explique…

– Le boson, à ce qu’on dit, donnerait de l’harmonie à l’ensemble et permettrait de comprendre tant d’extrava­gance…

– On l’appelle à juste titre la particule de Dieu...

– Je crains qu’on ne soit déçus.

– Ou comblés.

Troublé, Beethoven prend un des genoux de Julie dans sa main. Elle le rapproche de son petit frère ; écarte l’ensemble lente­ment. On visite son petit locus amoenius sous le bleu coton de chez Versace – là où elle est si tiède et si douil­lette.

Elle jette cependant un peu partout des regards qui n’ont pas de signification particulière et soudain pointe sa main en forme de revolver, actionne la gâchette de son index, vise un Boeing qui passe en fredonnant à l’horizon, puis la tête énigmatique d’un cheval qui se forme dans un cumulus, enfin la face sévère du singe perché sur l’épaule de Beethoven.

– Cette chose, , est-ce bien nécessaire ?

La Chose saute d’un bond dans l’atelier où elle se poste sur le haut d’une ar­moire, sombre et ta­citurne.

– Le saint est immuablement concentré.

Un grand nuage au-dessus de la foire de l’Yeuse a maintenant une marche de métal, une poi­gnée insérée dans le cou, des pom­pons et des incrusta­tions de miroirs biseautés. Sa tête de cheval est large, à l’expression douce, les yeux grands ouverts. Le so­leil se ba­lance dessus douce­ment d’avant en arrière. La monture ca­briole. Il s’oublie.

[à suivre]

[L’image est d’Aleksandra Waliszewska]

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