Catalogue raisonné des tableaux vivants de Jean Beethoven, peintre naïf – III (11)
Mélancolie du bricolage
Julie Paradis rit toute seule en imaginant la conversation qu’elle aurait avec Beethoven, et les réponses agréables qu’elle lui fera, quand elle manque heurter au coin de la Rue du ru le peintre qui rit tout seul en imaginant la conversation qu’il aura avec Julie et les réponses agréables qu’il lui ferait.
Ils se prennent la main et marchent en silence.
C’est jour de marché. Un petit biplan tracte une banderole dans le ciel des cafés, des restaurants, des patinoires, des piscines, des ormes frissonnant sur les berges de l’Ylia, des night-clubs éteints, des cinémas, des jardins défoliés, des palais et des drugstores de la ville : aimez-vous les uns les autres.
Le kiosque, enfoui dans la végétation du square des petits Pois, contient une boite à musique au léger carrousel animé par une invisible manivelle : un bouquet d’orphéon se tient sur la plate-forme délicatement ouvragée. Parfois le jet d’eau de la fontaine courbé par une saute de vent asperge, ce qui fait rire les musiciens dans des éclats de notes.
Julie, assise sur les marches de la fontaine, est soucieuse.
– Avec Jules, mon premier, je n’ai jamais eu que des bricoles, du mobilier de jardin trouvé au BHV. IKEA, à l'époque de mon second, ne nous a jamais paru assez solide. Habitat était souvent trop cher pour mon troisième. Import-export avait parfois des occasions quand j’ai connu mon quatrième, mais pour l’essentiel on se fournissait dans les entrepôts du BHV où il est possible de trouver à bas prix du mobilier de jardin légèrement cabossé. Ce n’est pas qu’avec mon tout – le père de la petite – nous ayons dormi dans des brouettes, mais nous aimions les chaises en métal, la petite table ronde, notre parasol ouvert piqué dans l’orifice central, nos chaises longues, les claies de bois peintes en vert auxquelles nous accrochions nos jardinières bourrées d’outils, et les multiples plantes grasses en espaliers aux murmurmurs...
Elle se met à mugir, avec plein d’écume dans les gencives, et Beethoven a fort à faire pour la calmer. C’est une femme qui a beaucoup déménagé.
– J’ai de beaux vilebrequins chez moi, dit-il.
– Je n’y crois plus.
– J’ai aussi une fuite à mon évier.
– Je ne crois plus que je puisse vivre avec les hommes tels qu’ils sont devenus, si instables, si peu solides, si peu bricoleurs, et Julie, étouffant sa voix, ses mots, sa tristesse, maudit la fin de la société rurale.
Elle passe les doigts sur son visage désabusé où elle frotte minutieusement son front, ses tempes, ses joues, le bout de son nez, comme si sa main était un gant de toilette. Enfin, bien propre, elle retire vivement sa main.
– Cette fuite, elle est grave ?
– Assez.
Elle pousse un gros soupir, et ses épaules se soulèvent sous l’effort qu’elle fait pour respirer plus largement.
– Il n’y a pas de plus belles perceuses que les Hilti, non ?
– Comme c’est vrai !
Au bout de la Rue du ru où ils s’avancent sous une petite pluie, des ouvriers dépavent, protégés par des tenues fluorescentes et des panneaux de signalisation. Un camion exsude de la fumée en déversant une coulée de bitume brûlant sur la terre.
– Nous avions anticipé, Myrtille et moi, cette regrettable perspective, dès notre première rencontre, remarque le peintre quand ils passent à côté du chantier.
Le goudron frais grésille sous la pluie, brillant des éclats de mica de son granule brûlant, lave épandue s’égalisant sous la planche du terrassier qui suit la goudronneuse. Beethoven évoque ces chantiers municipaux qui bientôt bitumeront toutes les rues et les champs et les mers.
– Et nos âmes…
Julie s’indigne. On s’indigne ensemble. C’est tout bon.
Julie parle d’hydrologie, sa spécialité, expliquant minutieusement comment les pluies pénètrent le sol à la fois par capillarité et sous l’action de la pesanteur, et qu’une certaine infiltration (soudain un peu gênée) en est retenue par les racines des plantes, la plus grande partie descendant jusqu’aux couches de roches perméables comme (énumérant sur ses doigts, le visage détourné) le grès le calcaire le gravier les sables où l’humidité (de plus en plus rouge d’embarras) remplit toutes les cavités fentes et fissures…
Il la surprend qui se gratte furtivement.
– Mon corps me démange, Jean.
– Comme dois-je l’entendre ?
– Il est peut-être temps que je déménage à nouveau.
– Quelle bonne idée !
On s’entretient de nappes phréatiques sous la ville. On parle résolument Rivières souterraines et Boyaux aqueux. Julie, haletante, veut voir la ville de haut pour juger du problème. Beethoven se propose. On monte dans les hauteurs de l’atelier.
Ce sont les débuts de la période que la critique enthousiaste appela la Période Conforama.
Locus amoenus
La pluie dérive vers l’Ouest. Le peintre et son invitée sont assis sur deux chaises de paille, devant le ciel, sur la terrasse de l'atelier. Le pêcher dans sa jatte (un pêcher ? n’y avait-il pas là plutôt un cerisier?) est un discret chaperon mouillé. Ils poursuivent la conversation de part et d’autre de l’arbuste. Beethoven explique au sujet de l’instabilité de son arbre nain qu’elle témoigne d’une vie antérieure.
– Le pécher est un souvenir du mandarinier qui est un souvenir de l’oranger qui est un souvenir du citronnier qui est un souvenir du pommier…
Ils observent longuement, en silence, le firmament. Le téléphone chuchote sous sa couverture, derrière le paravent où il s’est caché. Julie fuse derrière le paravent. Il y a un bruit de casse et elle revient après avoir brisé l’appareil.
– Je me pardonne difficilement de tels excès, avoue-t-elle, un peu pâle. Mais j’ai subi trop d’états émotionnels inadmissibles à cause de ces objets.
Beethoven se frotte un sourcil longuement.
Un peu de brume vaporise les toits de la vieille cité. Les cheminées du vaste pandémonium crachotent, éternuent et toussotent. Le vent à cette hauteur de phare est plus sensible et chavire la terrasse. Les amoureux en proie au vertige ont toutefois un avantage : une bonne vue sur l’horizon.
– La matière noire – cette masse manquante invisible – est pour 90 % dans l’univers… remarque Beethoven.
(Ca y est, il recommence)
– En effet. Les particules atomiques ont un comportement fantaisiste que rien n’explique…
– Le boson, à ce qu’on dit, donnerait de l’harmonie à l’ensemble et permettrait de comprendre tant d’extravagance…
– On l’appelle à juste titre la particule de Dieu...
– Je crains qu’on ne soit déçus.
– Ou comblés.
Troublé, Beethoven prend un des genoux de Julie dans sa main. Elle le rapproche de son petit frère ; écarte l’ensemble lentement. On visite son petit locus amoenius sous le bleu coton de chez Versace – là où elle est si tiède et si douillette.
Elle jette cependant un peu partout des regards qui n’ont pas de signification particulière et soudain pointe sa main en forme de revolver, actionne la gâchette de son index, vise un Boeing qui passe en fredonnant à l’horizon, puis la tête énigmatique d’un cheval qui se forme dans un cumulus, enfin la face sévère du singe perché sur l’épaule de Beethoven.
– Cette chose, là, est-ce bien nécessaire ?
La Chose saute d’un bond dans l’atelier où elle se poste sur le haut d’une armoire, sombre et taciturne.
– Le saint est immuablement concentré.
Un grand nuage au-dessus de la foire de l’Yeuse a maintenant une marche de métal, une poignée insérée dans le cou, des pompons et des incrustations de miroirs biseautés. Sa tête de cheval est large, à l’expression douce, les yeux grands ouverts. Le soleil se balance dessus doucement d’avant en arrière. La monture cabriole. Il s’oublie.
[à suivre]
[L’image est d’Aleksandra Waliszewska]