Catalogue raisonné des tableaux vivants de Jean Beethoven, peintre naïf – III (14 et fin)
L'Art de peindre
C’est l’heure incertaine à l’aube. La lune, appuyée à son balai, est désabusée.
Des doigts tachés de peinture jaune apparaissent en premier à l’horizon.
Une rangée de balais est appuyée entre deux arcs-boutants de la sombre Forêt, à la façon d’une ligne de mobylettes. Des ombres rapides bondissant sur leur arrière-train interceptent les premiers rayons de soleil ; les yeux brillent comme des ampoules sous les capuchons. Ce sont les Sorcières de la nuit qui s’estompent à gros sauts de grenouille.
Le soleil s’appuie du coude à la bordure de la terre, il allume une cigarette avant de réfléchir à ce qu’il va faire de sa journée. Il fume sa cigarette comme si elle était la première de sa vie, ainsi qu’un enfant grignote une cigarette en chocolat.
Tout son corps s’impliquant au si petit instrument de papier fuselé, le soleil, dieu panique de la SEITA (Société nationale d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes), marmonnant, fumant et réfléchissant, réduit le monde en cendres du bout de ses longs doigts d’ivoire jaune.
La cigarette chez lui c’est de l’expression corporelle.
Un nuage de fumée jaune flotte longtemps au-dessus de la cité de Jerimadeth.
Miniature
Huile sur toile
Sans cadre
Traces d'insolation sur les bordures
– Vous êtes une grande dame, madame Barberine !
– Oh ! Vous qui êtes propriétaire ! Ça me la souffle !
Beethoven est venu, après son déménagement, récupérer d’ultimes affaires. Dans l’atelier vide où le peintre s’attarde avec la concierge et le propriétaire pour un état des lieux il reste un pinceau, qu’il jette par-dessus la rampe de la terrasse en faisant un vœu.
La progression de la ligne d’ombre sur le sol de la terrasse, depuis la porte jusqu’au guéridon où est posé un grand pot de fleurs vide, permet seule de concevoir ce qui se passe vraiment : les trajectoires en présence sur les grandes pistes cavalières du cosmos – la lune, le soleil, la voie lactée, le propriétaire et la concierge, gravitant la tête en bas avec l’univers sans en avoir la moindre idée. L’atelier a de façon insensée tous ses murs peints des portraits de Myrtille en champion local de course à pied.
– C‘est pas la petite perturbée du fond de la cour ?
Madame Barberine croque un bonbon, remet son châle indien en place, et reprend son balai.
– C’est à chier.
Le propriétaire – d’abord agacé par l’état des murs – n’est pas bon juge, mais il lui semble bientôt, d’après d’excellents conseils, que la peinture moderne relève d’une certaine obstination, d’un sujet obsédant, parfois d’un entêtement bleu.
Il suppose que ces fresques pariétales ont une certaine valeur. Quelqu’un évaluera.
Beethoven quitte les lieux avec sa veilleuse rose, son chevalet et son bagage bourré jusqu’à la gueule de carnets à dessin spiralés Caran d’Ache. Il part pour un avenir rayonnant – mais ne comprendra jamais la nature de son talent, et il doit, avec le succès, au cours des interviews dans les salles de rédaction des revues d’art contemporain, s’approprier quelque théorie préalable à son travail, qu’il monte de toutes pièces, à l’impro, pour avoir à présenter une explication vraisemblable, parlant d’amour, de gestes exacts, justes, nécessaires et infaillibles, n’importe quoi.
Il ne montrera jamais assez de gratitude à Zaza – au souvenir de Zaza, de loin, de très loin, d’un côté à l’autre du Grand Canyon : il mesure quel privilège était d’avoir eu son vieux singe sur le dos. Jugeant à juste titre qu’on n’a plus tellement besoin de ses lumières, Grog passe de plus en plus de temps en ville parmi les pâtes de cinabre, les pains jaunes de l’arsenicum auripetrum et les pastilles de minium du Marchand de couleurs. Robert l'Alchimiste et le magot regardent ensemble depuis un banc sur les quais de l’Ylia, avec mélancolie, les flottes génoises ou florentines accoster avec leurs cales pleines du sel d’alun, arrivant des riches mines de Civitavecchia qu’exploite personnellement la papauté en prévision du retour probable des croisades.
Grog sautille à cloche-pattes sur les genoux de l’alchimiste qui se gave de chips.
– La frugalité est l’ennemi de l’Esprit de lourdeur.
Le vieil homme se passe une main huileuse sur le front, largement.
Le goût de dispenser la bonne parole porte bientôt le singe à rentrer au petit matin, harassé, du lac où il va convertir les dames du lac – se perchant dans les arbres ou sur l’épaule des clients pour faire quelques commentaires assurément toujours très judicieux.
– Connaissez-vous le cinquième point en amour, femmes ? Le don de mercy : là où la dame se déshabille gratuitement ?
Quelque compréhensives que soient ces bonnes personnes, elles se cotisent pour engager un tueur à gages, et une nuit où le nombre des étoiles est sans précédent le vieux singe disparaît dans l’éclair jaune du bruit et de la fureur.
Au fil de l’eau
On est allé s’installer en famille sur les bords du fleuve, un vieux moulin dans un doux méandre, là où l’Ylia s’éclaircit après les ponts et les fortifications de la ville.
Julie se promène sur la rive en robe roseau de gaze fleurie de Mandarino-Brechet, puis, un peu lasse, délicatement allongée dans un hamac, elle porte un vêtement-tableau de chez Berlingoth et, le soir venu, elle met pour dîner une robe boule peinte à la main de motifs tachistes.
Myrtille a aujourd’hui ses dents qui brillent, bien droites – comme chez ceux qui ont été aimés. Une barque la dépose chaque matin dans un lycée de la vieille cité fortifiée pour la rentrée scolaire. La petite lycéenne s’écarte de la rive, devant le moulin.
Assise sur la proue qui l’emporte, traversant la ville par le chenal, profil aussitôt penché sur un livre ou ses mains, si menue – ne dirait-on pas que son ombrelle jaune citron éclaire un salon flottant ?
Si menue, si dérisoire, si courageuse, le cœur sanglé comme le lit d’une cabine de submersible – filant en état de lévitation à cinquante centimètres au-dessus de l'eau – amusante, dos droit, jambes bien serrées, têtue, confiante, très seule.
La vue est imprenable depuis le ciel – on croirait y entendre de légers murmures, un chœur qui chante, un organiste invisible joue de l’harmonium, vous ressentez une inexplicable envie de pleurer. Grand-Papa – au risque de se briser en bondissant de ces hauteurs incalculables – saute dans l’embarcation qui connaît un grand moment d’indécision, le batelier de service étant tombé à l’eau.
– Tu es beau comme un 78 tours, mon Grand-Papa, dit Myrtille alors qu’elle fait ce qu'elle peut avec les avirons.
La barque accoste où elle peut. Le vieil homme, très exalté, bondit à terre. Le soleil si délicat, inventant un peu partout sur terre des reflets qui lui ressemblent dans les eaux et les vitres de la cité, n’a pu que préméditer depuis l’origine du monde les intermittences d’ombre de Myrtille et d’une ombrelle jaune au long de l’alignement d’ifs qui mène par la promenade au lycée.
Ils papotent un peu, Grand-Papa, l’ombrelle, l’ombre et Myrtille.
– Sans ton ombre tu serais invisible, mon esquisse, dit Grand-Papa.
– Est-ce une amie ?
– N’as-tu pas déjà une amie dans ton ombrelle, mon aurore ? dit l’ombrelle.
– Fais tout de même attention à tout, dit l'ombre. Tes coudes. Tes genoux Tes chevilles. Ne va rien égarer.
Myrtille et Grand-papa s'amenuisent à petits et grands pas au fond de la ville, discutant et faisant de longs gestes.
Sans titre
miniature sur papier bleuté avec sanguine
Bel encadrement soigné avec tissu
En parfait état
Non signée
[c'est la fin de notre conte de Noël]
[l’image est de Vorja Sanchez]