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Publié par Michel Castanier

Vorja Sanchez

 

 

L'Art de peindre

 

 

C’est l’heure incertaine à l’aube. La lune, appuyée à son balai, est désabusée.

Des doigts tachés de peinture jaune apparaissent en premier à l’horizon.

Une rangée de balais est appuyée entre deux arcs-boutants de la sombre Forêt, à la façon d’une ligne de mo­bylettes. Des ombres rapides bondissant sur leur arrière-train interceptent les premiers rayons de so­leil ; les yeux brillent comme des ampoules sous les capuchons. Ce sont les Sorcières de la nuit qui s’estompent à gros sauts de grenouille.

Le soleil s’appuie du coude à la bordure de la terre, il allume une ci­ga­rette avant de ré­fléchir à ce qu’il va faire de sa journée. Il fume sa cigarette comme si elle était la première de sa vie, ainsi qu’un en­fant gri­gnote une ci­garette en chocolat.

Tout son corps s’impliquant au si petit instrument de papier fuselé, le soleil, dieu panique de la SEITA (Société nationale d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes), marmonnant, fumant et réfléchissant, réduit le monde en cendres du bout de ses longs doigts d’ivoire jaune.

La ciga­rette chez lui c’est de l’expression cor­po­relle.

Un nuage de fumée jaune flotte long­temps au-dessus de la cité de Jerimadeth.

 

 

Miniature

Huile sur toile

Sans cadre

Traces d'insolation sur les bordures  

 

 

–  Vous êtes une grande dame, madame Barberine !

– Oh ! Vous qui êtes propriétaire ! Ça me la souffle !

Beethoven est venu, après son déménagement, ré­cupé­rer d’ultimes affaires. Dans l’atelier vide où le pein­tre s’attarde avec la concierge et le propriétaire pour un état des lieux il reste un pinceau, qu’il jette par-dessus la rampe de la ter­rasse en fai­sant un vœu.

La progression de la ligne d’ombre sur le sol de la terrasse, depuis la porte jusqu’au guéridon où est posé un grand pot de fleurs vide, permet seule de concevoir ce qui se passe vraiment : les trajectoires en présence sur les grandes pistes cavalières du cosmos – la lune, le so­leil, la voie lactée, le propriétaire et la concierge, gravitant la tête en bas avec l’univers sans en avoir la moindre idée. L’atelier a de façon in­sen­sée tous ses murs peints des portraits de Myrtille en cham­pion local de cou­rse à pied.

– C‘est pas la petite perturbée du fond de la cour ?

Madame Barberine croque un bon­bon, remet son châle in­dien en place, et reprend son balai.

– C’est à chier.

Le propriétaire – d’abord agacé par l’état des murs – n’est pas bon juge, mais il lui semble bientôt, d’après d’excellents conseils, que la peinture moderne relève d’une certaine obstination, d’un sujet obsédant, parfois d’un entê­te­ment bleu.

Il suppose que ces fresques pariétales ont une certaine va­leur. Quelqu’un évaluera.

Beethoven quitte les lieux avec sa veilleuse rose, son che­valet et son ba­gage bourré jusqu’à la gueule de car­nets à des­sin spira­lés Caran d’Ache. Il part pour un avenir rayonnant – mais ne comprendra jamais la nature de son ta­lent, et il doit, avec le succès, au cours des interviews dans les salles de rédaction des revues d’art contemporain, s’approprier quelque théorie préalable à son tra­vail, qu’il monte de toutes pièces, à l’impro, pour avoir à présenter une explication vrai­semblable, parlant d’amour, de gestes exacts, justes, né­cessaires et in­faillibles, n’importe quoi.

Il ne montrera jamais assez de gratitude à Zaza – au sou­venir de Zaza, de loin, de très loin, d’un côté à l’autre du Grand Canyon : il mesure quel privilège était d’avoir eu son vieux singe sur le dos. Jugeant à juste titre qu’on n’a plus tellement besoin de ses lu­mières, Grog passe de plus en plus de temps en ville parmi les pâtes de ci­nabre, les pains jaunes de l’arsenicum auri­pe­trum et les pastilles de minium du Mar­chand de couleurs. Robert l'Alchimiste et le magot regardent ensemble depuis un banc sur les quais de l’Ylia, avec mélancolie, les flottes gé­noises ou florentines accoster avec leurs cales pleines du sel d’alun, arrivant des riches mines de Civitavecchia qu’exploite per­son­nellement la papauté en prévision du re­tour probable des croi­sades.

Grog sautille à cloche-pattes sur les genoux de l’alchimiste qui se gave de chips.

– La frugalité est l’ennemi de l’Esprit de lourdeur. 

Le vieil homme se passe une main huileuse sur le front, largement.

Le goût de dispenser la bonne parole porte bientôt le singe à rentrer au petit matin, harassé, du lac où il va convertir les dames du lac – se per­chant dans les ar­bres ou sur l’épaule des clients pour faire quelques com­men­taires as­surément toujours très judi­cieux.

– Connaissez-vous le cinquième point en amour, femmes ? Le don de mercy : là où la dame se déshabille gra­tuitement ?

Quelque com­pré­hensives que soient ces bonnes per­son­nes, elles se cotisent pour enga­ger un tueur à ga­ges, et une nuit où le nombre des étoiles est sans précédent le vieux singe dis­paraît dans l’éclair jaune du bruit et de la fu­reur.

 

 

Au fil de l’eau

 

 

On est allé s’installer en famille sur les bords du fleuve, un vieux moulin dans un doux méandre, là où l’Ylia s’éclaircit après les ponts et les fortifications de la ville.

Julie se promène sur la rive en robe roseau de gaze fleurie de Mandarino-Brechet, puis, un peu lasse, délicatement al­lon­gée dans un hamac, elle porte un vêtement-tableau de chez Berlingoth et, le soir venu, elle met pour dîner une robe boule peinte à la main de motifs tachistes.

Myrtille a aujourd’hui ses dents qui brillent, bien droites – comme chez ceux qui ont été aimés. Une barque la dépose chaque matin dans un lycée de la vieille cité fortifiée pour la ren­trée scolaire. La petite lycéenne s’écarte de la rive, de­vant le moulin.

Assise sur la proue qui l’emporte, traversant la ville par le chenal, profil aussitôt penché sur un livre ou ses mains, si menue – ne dirait-on pas que son om­brelle jaune citron éclaire un salon flottant ?

Si menue, si dérisoire, si courageuse, le cœur san­glé comme le lit d’une cabine de submersi­ble – filant en état de lévita­tion à cinquante centimètres au-dessus de l'eau – amu­sante, dos droit, jambes bien serrées, têtue, confiante, très seule.

La vue est imprenable depuis le ciel – on croirait y entendre de légers murmures, un chœur qui chante, un organiste invisible joue de l’harmonium, vous ressentez une inexplicable envie de pleu­rer. Grand-Papa – au risque de se briser en bondissant de ces hauteurs incal­cu­lables – saute dans l’embarcation qui connaît un grand moment d’indécision, le bate­lier de service étant tombé à l’eau.

– Tu es beau comme un 78 tours, mon Grand-Papa, dit Myrtille alors qu’elle fait ce qu'elle peut avec les avirons. 

La barque accoste où elle peut. Le vieil homme, très exalté, bondit à terre. Le soleil si délicat, inventant un peu partout sur terre des reflets qui lui res­semblent dans les eaux et les vitres de la cité, n’a pu que préméditer depuis l’origine du monde les in­termit­tences d’ombre de Myrtille et d’une om­brelle jaune au long de l’alignement d’ifs qui mène par la promenade au ly­cée.

Ils papotent un peu, Grand-Papa, l’ombrelle, l’ombre et Myrtille.

– Sans ton ombre tu serais invisible, mon esquisse, dit Grand-Papa.

– Est-ce une amie ?

– N’as-tu pas déjà une amie dans ton ombrelle, mon aurore ? dit l’ombrelle.

– Fais tout de même attention à tout, dit l'ombre. Tes coudes. Tes genoux Tes chevilles. Ne va rien égarer.

Myrtille et Grand-papa s'amenuisent à petits et grands pas au fond de la ville, discutant et faisant de longs gestes.

 

Sans titre

miniature sur papier bleuté avec san­guine

Bel encadrement soigné avec tissu

En parfait état

Non signée

 

 

[c'est la fin de notre conte de Noël]

[l’image est de Vorja Sanchez]

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