Catalogue raisonné des tableaux vivants de Jean Beethoven, peintre naïf – III (5)
La Mort
Une grille d’aération fume à la sortie du 6 de la rue du Ru.
Myrtille se tient dessus avec quelque chose de Marylin Monroe jeune. Le fils du marchand des quatre saisons la regarde, hébété. Il est vrai que ce garçon a une grosse poignée de cheveux hérissée sur la tête, comme si quelqu’un cherchait continuellement à le tirer au ciel, Soliman est concentré sur son problème. En effet, on ne l’a jamais vu revenir de l’école autrement qu’en lisant le Coran en bd avec des airs de bedeau, si bien qu’il heurte souvent du front l’un ou l’autre lampadaire. Myrtille n’a jamais manqué de lui remettre ses lunettes sur le nez.
– Au fait, Soliman, sais-tu que la grenouille est apparue sur terre il y a 500 millions d’années ?
– Est-ce bien sûr ?
– Sais-tu que la planète sera détruite dans 25 millions d’années ?
– Hou là là.
– Sais-tu qu’y a mon petit frère qu'a eu une nouvelle dent qui lui a poussé ?
– Ca fait combien ?
– Ca fait beaucoup. J’ose pas compter.
– T’oses pas ?
Myrtille mâchonne sa lèvre inférieure. Elle se serait battue de dire n’importe quoi pour se rendre intéressante.
– Bon. En fait, j’ai pas de petit frère, mais j’ai une nouvelle dent. Tu veux voir ?
Elle cligne des yeux comme si la lumière qui entrait à profusion baigner le porche du 6 l’empêchait de distinguer le garçon sur le seuil, petite ombre anémiée et mélancolique.
– ALLAH AKBAR !
Soliman s’enfuit, terrorisé, et Myrtille s’en va vers le marché, les mains dans les poches.
Le marché dominical se tient sous le pont du cimetière des petits Pois, là où – déserte avec la lune venue en talons aiguilles et bas résilles – font leur ronde les péripatéticiennes et les agents de la paix. Allées d’éventaires, chaussures en corde, couteaux, ceintures de cuir, chiots, ustensiles ménagers, savons magiques, bijoux, articles de mode, boutique de tatouages, marchands de pâtés, de vin en tonneau, vendeurs de puces apprivoisées, marché aux poissons, aux grains, aux volailles : Beethoven en revient avec son petit panier d’osier pour les courses, quand il passe au plus court, par la grille du cimetière.
Il y a un léger bruit de pas sur le gravier derrière lui, si peu de chose, un frotti-frotta de pas entre les tombes….
Un bond !
– On ne sait jamais d’avance quand on va être un héros, dit Myrtille.
Perchée sur une dalle comme au sommet d’une émotion inouïe, elle se tient en équilibre sur le côté intérieur de la plante des pieds, attitude qui devrait régulariser sa respiration, mais qui ne contribue qu’à cogner ses genoux l’un contre l’autre.
– Suis Myrtille, dit-elle. Paraît que vous vous intéressez à moi ? C’est pour ça qu’on vous voit plus ? C’est pas contradictoire ?
Elle ôte son bonnet et délivre une chevelure formidable : un buisson de lumière éclaire les tombes, les allées, les ifs, les processions ; bascule en avant, brasse ses cheveux à deux mains, et d'un mouvement brusque se redressant, elle les rejette en arrière. Assurément un mouvement nouveau sur terre. Un picotement joyeux démange le nombril du peintre. Tout à coup, il monte au cœur. Le dieu rit en lui à grandes saccades. L’Hymne à la joie retentit sous terre. Un croque-mort au fond d’une fosse, s’appuyant sur sa pelle, décroche son portable et répond d’une voix désabusée.
Quand elle a de nouveau enfoui Dieu sait par quel miracle tant d’indiscrétion dans son minuscule bonnet, Myrtille a pris sa décision. Elle saute à terre, vient au peintre, souriante, et demande à serrer sa main.
– J’aimerais vivre chez vous, monsieur.
– Je n’en espérais pas tant.
– Mais je crains que ce ne soit pas possible. Pas tant que vous aurez le téléphone.
– Le téléphone ?
– Oui, l’ustensile que vous avez entendu dans cette tombe.
Et l’enfant s’évanouit – ou serait tombée, sous le choc de l’effroyable tension nerveuse, si Beethoven ne l’avait retenue dans ses bras.
– Horrible, ça prend 3 r, monsieur ?
– Si c’est vraiment horrible.
– Alors, je suis horrriblement conne.
Deux convois funéraires s’embarrassent dans l’allée que Beethoven suit en compagnie de Myrtille à petits pas. Les prêtres en tête des cortèges se sourient sous une douce auréole de satisfaction, front contre front.
– C’est une chance, dit Myrtille, après qu’elle ait réglé au mieux la circulation des cercueils.
Les mains dans les poches, son bon sens sous le coude, elle a le cœur qui fait du trampoline.
– Qu’est-ce qui est une chance ?
– Ces tombes. Le soleil. Vous. Moi. Nous…
– En somme...
– En rêve ?
Beethoven hume à pleins poumons l'air tranquille et frais du cimetière, comme s'il contenait de l'iode, et enfin l'exhale avant de s’expliquer.
– Faudrait que je vienne dans votre atelier ?
– Pour quelques séances de pose.
– Z’êtes osé, vous.
Myrtille est stupéfaite, pas très certaine d’être en face d’une forme de folie, pas sûre de le préférer.
– Je t’offrirai ce que tu veux, Myrtille.
– On ne m’achète pas. On me gagne !
Il arrive qu’ils se perdent de vue en passant de chaque côté d’une tombe, mais pour se retrouver aussitôt, ce qui est bien, Myrtille a l’impression qu’ils se donnent une suite de rendez-vous.
– Maman est comme moi.
– Ben oui. C’est une fille.
– Qu’il est bête ! Maman est comme moi pour le téléphone. Elle aime pas. Ça la rend bizarre. Très bizarre.
Elle parle avec animation alors qu’ils quittent le cimetière. Elle dit qu’à présent elle sait ce qu’elle sera quand elle aura grandi : elle sera peintresse. Elle aime ce mot qu’elle répète avec exaltation : une peintresse !
– C’est pour ça que je veux bien, dit-elle. Je veux bien poser pour de vrai. Si vous m’apprenez à peindre.
Le Dieu inconnu, carquois vide de flèches en bandoulière, a un bon sourire sur son socle de marbre dans le square qu’ils traversent. Les nouveaux amis discutent de choses et d’autres avec animation et sans la moindre logique. C’est comme dans la vie. Le peintre parle de ce quartier qu’ils ont en commun. Le Comité de quartier fait circuler des pétitions pour que la petite voie pavée du Ru ne soit pas goudronnée…
– Le Comité n’a pas tort. Le bitume, qui aurait certes empêché l’infiltration vagabonde des eaux de pluie, enlèverait beaucoup de son charme provincial à notre rue. Il n’y a pas de gain sans perte, a expliqué le maire, sans convaincre.
– Maman s’y connaît en eaux, dit Myrtille, subjuguée. Elle est idiographe.
– C’est un beau métier. Et ton père ?
– Maman est avec moi.
– Bien sûr, l’asphalte ferait aussi une sacrément bonne piste pour que tu puisses courir. Il n’y a pas de pertes sans gains.
– Je cours, moi ?
Myrtille regarde curieusement autour d’elle sans trop remarquer où elle met les pieds. Elle demande enfin, d’une voix ténue, si Beethoven est avec quelqu’un. Le peintre, bien honnête, désigne du pouce son épaule où le singe, la main en visière, observe le ciel nuageux d’un œil morose.
– Ah oui. Cette chose que vous avez sur l’épaule. Qui c’est ?
– Un singe, tu le vois bien.
– Non, vraiment, qui c’est ?
– Je ne sais pas.
Myrtille se hausse sur la pointe des pieds pour toucher les poils du vieux magot sur son perchoir, avec une délicatesse jusqu’alors inconnue dans l’espèce humaine. Grog descend de son poste de vigie pour embrasser de ses longs bras velus le cou de l’enfant.
– Tu comprends et connais beaucoup de choses, petite, avec une illumination qui est le privilège de l'enfance, et si grande qu’elles te sont toujours nouvelles, dit-il, puis il miaule, ce qui en dit long sur son trouble.
– Bon, alors ? On y va ? Je dirai rien à personne. Suis pas bavarde.
Alors qu’elle va déplier l’accordéon de fer forgé de l’ascenseur du 6, le peintre lui recommande de n’en rien faire et s’en explique.
– Vous avez peur des ascenseurs, non, sans blague ?
Ils s’élèvent l’un derrière l’autre dans l’escalier, comme des oiseaux de gaieté. Beethoven ouvre la porte, ôte un chapeau invisible et s’incline sur le passage de Myrtille.
– On va pas faire n’importe quoi, hein ? Ce serait moche.
[à suivre]
[Street Art – Antonio Segura]