Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Michel Castanier

Street Art – Antonio Segura

 

La Mort

 

Une grille d’aération fume à la sortie du 6 de la rue du Ru.

Myrtille se tient dessus avec quelque chose de Marylin Monroe jeune. Le fils du marchand des quatre sai­sons la regarde, hébété. Il est vrai que ce garçon a une grosse poi­gnée de che­veux hé­ris­sée sur la tête, comme si quelqu’un cherchait conti­nuel­le­ment à le tirer au ciel, Soliman est concentré sur son pro­blème. En effet, on ne l’a jamais vu revenir de l’école autrement qu’en li­sant le Coran en bd avec des airs de bedeau, si bien qu’il heurte souvent du front l’un ou l’autre lampadaire. Myrtille n’a jamais manqué de lui remettre ses lunettes sur le nez.

– Au fait, Soliman, sais-tu que la grenouille est apparue sur terre il y a 500 millions d’années ?

– Est-ce bien sûr ? 

– Sais-tu que la planète sera détruite dans 25 millions d’années ?

– Hou là là. 

– Sais-tu qu’y a mon petit frère qu'a eu une nouvelle dent qui lui a poussé ?

– Ca fait combien ?

– Ca fait beaucoup. J’ose pas compter.

– T’oses pas ? 

Myrtille mâchonne sa lèvre infé­rieure. Elle se serait battue de dire n’importe quoi pour se rendre intéressante.

Bon. En fait, j’ai pas de petit frère, mais j’ai une nouvelle dent. Tu veux voir ?

Elle cligne des yeux comme si la lumière qui entrait à profusion baigner le porche du 6 l’empêchait de distinguer le garçon sur le seuil, petite ombre anémiée et mélan­colique.

– ALLAH AKBAR !

Soliman s’enfuit, terrorisé, et Myrtille s’en va vers le marché, les mains dans les poches.

Le marché dominical se tient sous le pont du cime­tière des pe­tits Pois, là où – déserte avec la lune venue en talons aiguilles et bas résilles – font leur ronde les péripatéticiennes et les agents de la paix. Allées d’éventaires, chaussures en corde, couteaux, ceintures de cuir, chiots, ustensiles ménagers, savons magi­ques, bijoux, arti­cles de mode, boutique de tatouages, mar­chands de pâtés, de vin en tonneau, vendeurs de puces ap­privoisées, marché aux poissons, aux grains, aux volailles : Beethoven en revient avec son petit panier d’osier pour les courses, quand il passe au plus court, par la grille du cime­tière.

Il y a un léger bruit de pas sur le gravier derrière lui, si peu de chose, un frotti-frotta de pas entre les tombes….

Un bond !

– On ne sait jamais d’avance quand on va être un héros, dit Myrtille.

Perchée sur une dalle comme au sommet d’une émotion inouïe, elle se tient en équilibre sur le côté intérieur de la plante des pieds, attitude qui devrait régulari­ser sa respiration, mais qui ne contribue qu’à cogner ses ge­noux l’un contre l’autre.

– Suis Myrtille, dit-elle. Paraît que vous vous intéressez à moi ? C’est pour ça qu’on vous voit plus ? C’est pas contradic­toire ?

Elle ôte son bonnet et déli­vre une che­ve­lure for­mida­ble : un buisson de lumière éclaire les tombes, les allées, les ifs, les processions ; bascule en avant, brasse ses che­veux à deux mains, et d'un mouvement brusque se re­dres­sant, elle les rejette en arrière. Assurément un mouvement nouveau sur terre. Un picotement joyeux démange le nombril du peintre. Tout à coup, il monte au cœur. Le dieu rit en lui à grandes sac­cades. L’Hymne à la joie retentit sous terre. Un croque-mort au fond d’une fosse, s’appuyant sur sa pelle, décroche son portable et répond d’une voix désabu­sée.

Quand elle a de nouveau enfoui Dieu sait par quel mi­ra­cle tant d’indiscrétion dans son minuscule bonnet, Myrtille a pris sa décision. Elle saute à terre, vient au peintre, souriante, et demande à serrer sa main.

– J’aimerais vivre chez vous, monsieur.

– Je n’en espérais pas tant.

– Mais je crains que ce ne soit pas possible. Pas tant que vous au­rez le téléphone.

– Le téléphone ?

– Oui, l’ustensile que vous avez entendu dans cette tombe.

Et l’enfant s’évanouit – ou serait tombée, sous le choc de l’effroyable tension nerveuse, si Beethoven ne l’avait rete­nue dans ses bras.

– Horrible, ça prend 3 r, monsieur ?

– Si c’est vraiment horri­ble. 

– Alors, je suis horrriblement conne.

Deux convois funéraires s’embarrassent dans l’allée que Beethoven suit en compagnie de Myrtille à petits pas. Les prêtres en tête des cor­tèges se sourient sous une douce au­réole de satisfaction, front contre front.

C’est une chance, dit Myrtille, après qu’elle ait réglé au mieux la circulation des cercueils.

Les mains dans les poches, son bon sens sous le coude, elle a le cœur qui fait du trampoline.

Qu’est-ce qui est une chance ?

Ces tombes. Le soleil. Vous. Moi. Nous…  

En somme...

– En rêve ?

Beethoven hume à pleins poumons l'air tranquille et frais du cimetière, comme s'il contenait de l'iode, et enfin l'exhale avant de s’expliquer.

– Faudrait que je vienne dans votre atelier ?

– Pour quelques séances de pose.

– Z’êtes osé, vous.

Myrtille est stupéfaite, pas très certaine d’être en face d’une forme de folie, pas sûre de le préférer.

– Je t’offrirai ce que tu veux, Myrtille.

– On ne m’achète pas. On me gagne !  

Il arrive qu’ils se per­dent de vue en pas­sant de cha­que côté d’une tombe, mais pour se retrou­ver aus­sitôt, ce qui est bien, Myrtille a l’impression qu’ils se don­nent une suite de rendez-vous.

–  Maman est comme moi. 

– Ben oui. C’est une fille.

– Qu’il est bête ! Maman est comme moi pour le téléphone. Elle aime pas. Ça la rend bizarre. Très bizarre.

Elle parle avec animation alors qu’ils quittent le cimetière. Elle dit qu’à pré­sent elle sait ce qu’elle sera quand elle aura grandi : elle sera peintresse. Elle aime ce mot qu’elle ré­pète avec exal­tation : une peintresse ! 

– C’est pour ça que je veux bien, dit-elle. Je veux bien poser pour de vrai. Si vous m’apprenez à peindre.

Le Dieu inconnu, carquois vide de flèches en bandou­lière, a un bon sou­rire sur son socle de marbre dans le square qu’ils traversent. Les nouveaux amis discu­tent de choses et d’autres avec animation et sans la moin­dre logique. C’est comme dans la vie. Le peintre parle de ce quartier qu’ils ont en commun. Le Comité de quartier fait circuler des pé­ti­tions pour que la petite voie pa­vée du Ru ne soit pas gou­dron­née…

– Le Co­mité n’a pas tort. Le bi­tume, qui aurait certes empêché l’infiltration va­ga­bonde des eaux de pluie, enlè­verait beau­coup de son charme pro­vin­cial à notre rue. Il n’y a pas de gain sans perte, a expli­qué le maire, sans convaincre.

– Maman s’y connaît en eaux, dit Myrtille, subju­guée. Elle est idiographe.   

– C’est un beau métier. Et ton père ?

– Maman est avec moi.

– Bien sûr, l’asphalte ferait aussi une sacrément bonne piste pour que tu puisses courir. Il n’y a pas de pertes sans gains.

– Je cours, moi ?

Myrtille re­garde curieuse­ment autour d’elle sans trop re­marquer où elle met les pieds. Elle de­mande enfin, d’une voix ténue, si Beethoven est avec quelqu’un. Le peintre, bien honnête, désigne du pouce son épaule où le singe, la main en visière, ob­serve le ciel nuageux d’un œil morose.

– Ah oui. Cette chose que vous avez sur l’épaule. Qui c’est ?

– Un singe, tu le vois bien.

– Non, vraiment, qui c’est ?

– Je ne sais pas.  

Myrtille se hausse sur la pointe des pieds pour toucher les poils du vieux magot sur son perchoir, avec une déli­ca­tesse jusqu’alors inconnue dans l’espèce humaine. Grog descend de son poste de vigie pour em­bras­ser de ses longs bras velus le cou de l’enfant.

– Tu comprends et connais beaucoup de choses, pe­tite, avec une il­lumi­nation qui est le privilège de l'enfance, et si grande qu’elles te sont toujours nou­velles, dit-il, puis il miaule, ce qui en di­t long sur son trouble.

Bon, alors ? On y va ? Je dirai rien à personne. Suis pas bavarde. 

Alors qu’elle va déplier l’accordéon de fer forgé de l’ascenseur du 6, le peintre lui recommande de n’en rien faire et s’en explique.

– Vous avez peur des ascenseurs, non, sans blague ?

Ils s’élèvent l’un derrière l’autre dans l’escalier, comme des oi­seaux de gaieté. Beethoven ouvre la porte, ôte un chapeau invi­sible et s’incline sur le passage de Myrtille.

– On va pas faire n’importe quoi, hein ? Ce serait moche.

[à suivre]

[Street Art – Antonio Segura]

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article