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Publié par Michel Castanier

Michel Rouquette

 

7

 

Bar des Beaux-Arts, Place aux herbes

 

 

On parle de la mort du maire et de son équipe munici­pale au grand complet, de la mort de la petite amie de Sébastien, de la mort de tous ces pauvres gens. L’effroi et le dégoût sont gé­né­raux aux Beaux-Arts où les deux frères Bahamontes s’entre-tiennent, le plateau sous le bras, dans la salle com­plète­ment vide.

 

– Tu vas voir ce que je te dis ! Si nous continuons de vivre, nous aussi nous allons finir par mou­rir !

 

On médite la question. Ne pas savoir qu’on est mort, est-ce la mort ? Dès lors la mort n’est pas. La mort n’existe pas. Un accident la mort, un incident, pas même un évène­ment.

 

– Même moi ? dit José.

 

Jorge considère la question.

 

– Même…

 

Une infinie lassitude saisit les frères qui déposent d’un ac­cord tacite leur plateau sur le comptoir et s’asseyent l’un en face de l’autre à une table.

 

– Je regrette, José. Je regrette notre insouciance d’autrefois. Notre sommeil d’enfant.

– J’ai eu plus de bon sens que toi, Jorge. J’ai toujours consi­déré que je jouissais de mes derniers ins­tants.

– Même tout petit ?

– Dès l’âge de raison.

– Qui se situe à quel âge ?

– Dès que je t’ai vu.

 

Leur regard erre dans le vague. La Place aux herbes est longtemps déserte avant qu’un groupe de fidèles passe le por­tail de la cathédrale en rasant les murs. Baptiste Esperandieu appa­raît le der­nier, fouet­tant l’air devant lui pour en chasser les miasmes. Sa robe du bure diminue du côté du mu­sée des Beaux-Arts.

 

 

 

Maxime Cenders

 

 

– On sera mieux ici, bien mieux.

– Au chaud.

– À couvert.

 

Un peu de pluie fouette les vitres de la chambre. La chaleur des tuyaux du chauffage central est suffocante. Une tisane tiédit dans un bol devant un alignement de produits médicamenteux. Maxime Cenders, couché dans son grand lit conjugal, tousse et gémit sous sa couette.

 

Je me suis vu en athlète de l’amour, messieurs, capable de porter Léonie dans mes bras pour un marathon : notre vie de couple, j’ai couru cent mètres en sprinter, me suis dépassé lar­gement, puis perdu de vue. De plus, j’avais oublié mon épouse sur la ligne de départ, bien sûr.

 

Depuis les récents et terribles événements les habitués du Bar des Beaux-Arts trouvent un intérêt passionné à rendre visite quotidiennement au professeur alité, l’un ou l’autre d’entre nous apporte les journaux, fait du rangement, aide le malade à se distraire. Bion, réconcilié pour l’occasion et accoudé au mon­tant du lit, contemple avec une insistance rêveuse le square Antonin absolument désert. Près du chevet du malade, Roger s’absorbe dans l’édition dominicale du journal l’Equipe.

 

Maxime, extrêmement fiévreux, en grande dis­cus­sion avec lui-même, caresse du bout des doigts l’air tiède pour y dessiner un visage impal­pable.

– C’est la fin, dit-il. C’est la fin.   

Roger, étrangement peu concerné, fait un rouleau de son journal et lui en tapote la tête.

– N’exagère pas.   

– Non. C’est désormais une triste assurance. Je ne retrouve­rai plus Léonie. J’aurai tout essayé.   

– Pas tout à fait, Maxime.

 

Il y a un brouhaha d’excitation dans le corridor autour du projet que monsieur Nego, arrivé sur ces entrefaites et aussitôt informé, met en place avec son sens coutumier de la gestion. On me demande mon avis, ce qui est exceptionnel, étant plutôt dis­cret d’ordinaire. Comme artiste performateur, je ne peux qu’approuver.

 

Hochons.

 

– Qu’est-ce qu’il fait ?

– Il hoche la tête.

 

Après une rapide inspection des provisions, pendant que Raoul, muni de l’argent d’une collecte, descend chercher les in­grédients qui manquent, Nego, s’étant écarté dans le corridor, chuchote ses recommandations dans son téléphone. On ne sait trop pour quelle raison tordue le professeur n’a jamais laissé au­cun de ses amis rencontrer son épouse. Ou on craint de l’apprendre. Si seulement elle existe... De temps à autre l’un ou l’autre passe dans la chambre du malade pour souhaiter d’un air ba­din une précision sur le physique de Léonie – puis revient con­firmer ou infirmer auprès de Nego qui affine ses exigences.

 

De retour dans l’assemblée après avoir conclu l’affaire au téléphone, Nego fait un geste secret d’entente. Il est félicité du regard. Bion, qu’on n’a pas jugé bon de mettre au parfum, s’affaire à la confection du gâteau sans s’être encore aperçu de rien. Tant mieux : Bion – un garçon farouche – n’apprécierait pas à sa valeur la situation. Roger et Antoine, passés dans la cuisine, l’entreprennent sur le sujet de son armement.

 

– Le Bar des Beaux-Arts nous servirait opportunément de stand de tir.

– Pour quoi faire ?

– On déquillerait les motards qui s’aventurent sur la place.

– Qu’est-ce qu’on gagnerait ? Un ours en peluche ?

– Un peu de silence.

– Il n’y a pas assez de malheur dans cette ville ?

 

On laisse à son gâteau cette bonne âme. Le petit Gris revient des courses, et Roger doit l’empêcher d’entrer dans la chambre, car il manifeste un peu trop d’animation.

– J’aime l’amour ! s’écrie-t-il à tout propos. Qu’est-ce j’aime l’amour !

Il dépose les bouteilles de Roederer sur le plateau de la cui­sine. On voit avec plaisir qu’il n’a pas oublié les bougies de l’anniversaire. A l’écart de Bion, Nego fait la tournée des porte­feuilles. Il lui est remis ce qu’il y a, Raoul veut signer un chèque, quelqu’un lui murmure qu’il n’est qu’un imbécile. Nego, apaisant, fait savoir qu’il assurera personnellement l’affaire, et pour preuve le responsable des pompes fu­nèbres montre, d’un air obscène, une grosse liasse de billets. Mais Raoul continue d’être gêné et d’avoir un sourire torturé.

 

 

 

 

[à suivre]

[l’image est de Michel Rouquette]

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