CHRONIQUE DE NÎMES : 7 doigts – 25
Malassis
Malassis, pensif, piétine à l’arrière du cortège.
Il se fera bientôt l'équivalent d'un grand silence paisible, il ne ressentira plus de maux, aucune tristesse ne l'agitant, aucun souci de l’infâme Créature, La Chose rousse, la shampouineuse maléfique une fois enfin décédée, le soulagement montera en lui par degrés, il deviendra plus que jamais aimable, respirant fort et bien, le choc sans doute. À la mort de l’odieuse personne il n’aura plus ce sentiment d’urgence éperdue, vague, sans cause, sa souffrance ne lui sera plus un handicap, mais une présence familière, une vieille habitude, une bonne compagne de vie autrement plus affable, honnête, secourable : voici qu’elle l’occupe, le distrait, l’absorbe, il a du temps à présent, tout son temps, le temps de la rivière disait-on dans sa famille.
Cette bonne humeur ne peut durer.
Le coiffeur se tient au bout de l’alignement, devant le tombeau ouvert. Le beau cercueil de frêne clair est descendu par à-coups au bout des courroies devant l’assistance songeuse. Monsieur Nego, supervisant en personne la cérémonie, a déposé les courroies contre la grille de la tombe, et il lisse ses cheveux laqués, heureux de la satisfaction du devoir accompli. Un tgv file sur le pont de la voie ferrée au–dessus des chapelles, des croix et des ifs.
– Tiens ! Le train de 10h33 a du retard.
Le père d’Adeline lit un discours. La voix se tord sous l’émotion, comme un objet pris dans un étau. Le vent est tombé, et il gémit dans une courette à l’écart, frottant ses vieux genoux. C’est bientôt le choc assourdi des poignées de terre sur le cercueil.
En a-t-il fallu des recherches pour trouver en hiver ce coquelicot ! Malassis le lance sur le bois où il ne fait aucun bruit. À la fin de la cérémonie il refuse d’être accompagné en voiture, il ne doit jamais rien à personne, jamais, et attend le bus qui ne tarde pas, ouvre sa porte devant lui avec un bruit de soupir las. Malassis s’assied et ne pense à rien. Strictement à rien. Ce qui est bien plus difficile qu’un vain peuple le croit.
Il change de bus pour la ligne Carémeau et descend au terminus. La porte vitrée de l’hôpital s’écarte devant Malassis avec une servilité qui aurait impressionné le grand despote perse des Achéménides, Cyrus. Ce n’est pas l’avis de l’Accueil où on fait savoir que l’heure des visites est passée. Le lecteur prévenu de tout s’inquiète dans le dos de l’infirmière de service : il pressent que l’action va se précipiter, les événements dégénérer et le sang chaud et vermeil fumer sur les grands draps blancs de l’hôpital.
Antoine
Antoine n’est pas mort dans l’attentat et le regrette, exposant ce point de vue amer à un voisin paralytique, chacun de son côté roulant dans un fauteuil orthopédique d’un mur à l’autre de la chambre d’hôpital obscurcie par le crépuscule.
Le critique littéraire a beaucoup changé. Avant l’attentat il avait supporté avec vaillance d’avoir une canne, admis avec courage d’être opéré, envisagé avec stoïcisme de l’être à nouveau. Il ne supporte plus rien. Il appuie sans cesse sur le bouton de la pompe à morphine, cela lui est rapproché, il finira drogué.
– Vous avez vu comment je finis ? hurle-il d’une voix qui regroupe tout le staff des infirmières à sa porte.
Et l’impotent crache sur toute personne qui passe à sa portée, il devient détestable, il devient un sale type, grande satisfaction, très grande, la fréquentation du Mal est toujours plus instructive.
Ainsi, au crépuscule, la porte de la chambre mettant un temps fou à s’ouvrir, on sait qui apparaitra pour sa tournée de visites, l’aimable crétin venu souhaiter bonne nuit chaque nuit à chacun des patients de son étage. On sait ce que cet individu péniblement sentimental dira du dernier état de sa maladie, décrite sans cesse, dans tous ses détails, avec une délectation secrète, vertige rotatoire, marche ébrieuse et mouvements dissymétriques. Ce soir-là Antoine, exaspéré, repousse ce chanceux avec le marchepied de son fauteuil roulant jusque dans le couloir. Le brave homme déconcerté s'écarte, s’écarte, comme il est lent ! Ayant dévié de son intention il se trouve égaré.
Sans doute organisera-t-on des recherches la nuit dans les couloirs labyrinthiques de la clinique, du côté des soins palliatifs, au service cancérologique, les chambres qui ne s’allument jamais avec la tombée du soir, l’étage des fantômes qui effraie tant les handicapés, les accidentés de la route, les fracassés, les estropiés, les bons vivants – sans doute le vieux bonhomme, perdu comme le petit Poucet dans la forêt des potences médicales, en voudra à Antoine, ce serait à tort, grâce à ce détournement il se peut qu'une idée neuve lui vienne à la faveur d'une désorganisation si scandaleuse de ses habitudes, une autre façon de voir les choses, un autre chemin pour ses petits cailloux, une pensée exacte. Antoine est écœuré, décidément faire le bien est obscène. Il ne sait pas qu’il vient de sauver une vie.
En dessous de la chambre d’Antoine, l’homme au fusil, vêtu en infirmier, passe déjà au service des malades en stade terminal. Il fait preuve d’une grande magnanimité discrète (son fusil est muni d’un silencieux) pour tant de douleur recluse sur soi.
De la compassion, bien sûr. Une immense, désastreuse pitié pour les hommes, les pauvres chers hommes.
Etant arrivé à l’étage supérieur, après un petit tour dans le local des infirmières, ces mignonnes, il recharge son fusil, passe dans les chambres, parvient derrière Antoine sans que celui-ci, qui a roulé son fauteuil sur le balcon, s’en aperçoive, il considère les jambes vides du pantalon de pyjama, tapote avec bienveillance l’épaule de l’infirme qui sursaute.
– Du moins, tu n’auras plus à boiter, dit une voix à son oreille.
[à suivre]
[l’image est de Michel Rouquette]