CHRONIQUE DE NÎMES : 7 doigts – 27
Bar des Beaux-Arts, place aux Herbes
On relâche Bion avec nombre d’excuses, finalement, quand la police est convaincue qu’il n’utiliserait jamais un fusil sans se tirer dans le pied ni n’installerait une machine infernale sans se décapiter.
De quelque temps l’air a encore quelque chose de brûlé – une soleil sanglant rougeoie au-dessus des toits de la ville, une braise. Très mauvais signe. Ce n’est pas l’odeur de l’aube. Il y a une atmosphère d’incendie dans les nœuds de l’air. Le monde est devenu un gigantesque mégot qui se consume.
Et soudain, on n’en aperçoit pas tout de suite, bien sûr, il faut du temps, sept jours passent, les magasins sont peu fréquentés, les Halles désertes, l’économie locale en berne, mais quelqu’un finit par regarder en arrière et se réveille, quelqu’un puis d’autres, on ose à peine respirer pourtant, lever la garde serait imprudent, mais bientôt plusieurs avancent que le fou s’est suicidé ou que les terroristes ont quitté la ville – grand fléau biblique morbide et borné qui couvrira de son ombre épaisse d’autres régions, d’autres pays, le Paradis lui-même… La vague d’attentats s’est arrêtée.
La foule se rue dans les magasins comme pour un premier jour de soldes.
– Ce n’est qu’un répit, prévient Nego.
– Toujours optimiste, hein ?
– J’ai mes raisons.
– Le croquemort n’a pas tort. Quelqu’un se fait plaisir.
– On joue avec nous ?
– Quelqu’un qui s’ennuie ?
– On peut le comprendre.
– On méconnaît trop chez le terroriste la dimension du divertissement.
Malassis
– Tu te souviens de ce qui s’est passé, mon petit chéri ?… Essaie de te souvenir…
– Le ciel était rouge.
– Quoi d’autre ?... Réfléchis bien…
– Tu m’as demandé de ne pas courir dans la rue ?
– Et qu’est-ce que tu as fait ?... Réfléchis…
– J’ai couru.
– Hé bien maintenant tu ne courras plus jamais, mon petit chéri.
Malassis dépasse la mère et son enfant qu’elle pousse dans un fauteuil orthopédique aménagé comme un landau douillet. Le matin de ce 10 janvier, fête de l’Epiphanie, qui célèbre l’arrivée des mages émigrés de tous les horizons, il cherche comme toujours les banqueroutes, les liquidations et les faillites. Dieu sait s’il y en a ! La ville se meurt. Malassis voit au loin le Musée de la romanité en construction. Il y a des architectes qui devraient être trainés devant les tribunaux pour crime contre l’humanité. Mais passons. Et l’artiste capillaire passe. Il longe la grille du Palais de justice qui a vu sévir le juge d’instruction Thérèse Hirsch à son encontre – en un quart d’heure ! – et, bien sûr, sa main gauche le gratte aussitôt.
Cette sorte d’autonomie qui lui échappe parfois ? N’est-il pas plutôt droitier ? Et pourtant ce qu’on appelle la « main dominante » est chez lui la gauche de façon quasi surnaturelle. La senestre, considérée depuis l’Antiquité comme le côté de la réprobation, du refus, du Mal. Du Non. Elle est la meilleure part de lui-même. Elle est la main de l’autre, de l’étranger qu’il aurait pu être, du rebelle, de l’homme heureux, de l’artiste accompli.
Si, bien sûr…
Malassis passe devant la statue vénérée par la ville. Le sexe rebondi de Nimeño sera bientôt aussi lustré que celui d’Alfred de Musset gisant au Père-Lachaise. L’association d’idée, incontrôlable, est un craquement d’allumette dans la poudrière de son cœur. Lui ! Le nouveau petit ami de l’effroyable shampouineuse, la Chose venue de l’enfer avec des boucles rousses autour !
L’échafaudage qui sert à la restauration des Arènes n’est toujours pas apparu de ce côté du monument romain et il n’est pas près d’arriver. Les Arènes vues du ciel rappellent un gros oignon – cette montre sans bracelet que l’homme à gibus place au bout d’une chaîne dans le gousset de son gilet de flanelle sur les gravures du XIXème siècle. La restauration de l’édifice est entreprise au cours de travaux que le journal local, le Midi Libre, qualifie bien entendu de romains. Un échafaudage – une aiguille sur le vieux cadran – fait depuis pas mal de temps le tour du monument avec obstination. Des portiques ont été dévoilés à la suite du déplacement progressif. Contrastant avec la noirceur générale des pierres, ils présentent une surface nettoyée qui rappelle irrésistiblement la découpe blanche du string dans un corps bronzé. Une abomination pour les hommes de goût, le bronzage.
Cette digression heureusement parvenue à sa fin, reprenons là où nous avons laissé Malassis qui s’assied résolument en face du torero, sur un cube de béton où sont enfermées les racines d’un arbre indéfinissable – pas moyen de s’échapper. Au-delà de la cape du torero il peut apercevoir à travers une des portes en arcade, là où devraient être les gradins opposés de l’amphithéâtre, l’autre côté : la végétation d’un balcon sur le boulevard adverse ? Peu probable. Peut-être le jardin où l’artiste vit à présent sa vie éternelle.
Malassis – le regard fixé sur le sexe du torero de bronze – sait à quoi s’attendre s’il retrouve l’Infâme. Il sait ce qu’elle a dans le cœur – ces paysages heureux et tranquilles où il n’est pas. Son jardin. Il a été bien des fois témoin, comme à un procès, du triste évènement : la déchéance du mâle européen qui se civilise, résigné. Etre voué à une amitié, à des amours écoutés avec patience en savourant du thé à la bergamote par les après-midi pluvieuses, être le pote, l’éternel ami pédé, la meilleure copine – et non pas précipité dans un lit où il faut du camionneur, de l’émigré, du barbare, du bûcheron !
Le coiffeur est pris d’un fou rire douloureux, Les premières gouttes de pluie s’avancent à pas comptés – sans laisser prévoir le déluge dont elles sont la modeste avant-garde.
[à suivre]
[l’image est de Michel Rouquette]