Victor Redon, un homme dans la foule – 24
La chaleur annexe la vieille ville. Elle l’occupe comme une armée d’invasion. Inertie d’insecte des corps. Esprits apathiques. Rien ne lui résiste.
Ou si peu.
À peine Robert s’est-il assis parmi le cercle des amis à la terrasse fleurie de la Bourse, devant la muraille grise des Arènes, Antonin Magne, d’excellente humeur, le rejoint de si près qu’on dirait qu’il l’a suivi à la trace, comme s’il s’était tenu dans son ombre.
– Dites donc, les filles ! Vous n’étiez pas à mon enterrement ?
– Ben non.
– J’arrive du cimetière du Pont de justice. J’étais très alarmé. Je me suis dit sous ma dalle : que leur est-il arrivé ?
– Arrête tes plaisanteries idiotes. Tu me fais peur.
Mehdi, qui n’a pas quitté son uniforme de steward, a patienté aimablement pendant l’interruption puis il reprend sa réflexion.
– Après notre première rencontre, Grethel a prétendu avoir ressenti un orgasme quand elle m'a vu – surprise ! Un orgasme ! Enfin, elle s’est embrouillée : il fallait la comprendre (il regarde avec amusement ce petit monde), une luthérienne est émotionnellement incontrôlable, et bien vite elle s’est reniée, avec un rire déplaisant.
Chacun rectifie le pli de son bermuda, bâille rêveusement ou éternue à cause du soleil.
– Ah ! Je vous ai pas dit ! s’écrie Alvarez II. Il y a une femme au salon de coiffure qui a trouvé que j’avais… que j’avais… que j’avais une forme de visage originale !
– Une forme de visage originale !
– J’avais dû revenir au salon parce que j’avais oublié mes lunettes de soleil. Elle m’a fait remarquer que je ne les portais pas à mon arrivée.
– Tu ne les portais pas à ton arrivée !
– Je lui ai dit : vous m’avez donc regardé entrer ? Et c’est là qu’elle m’a dit que j’avais une forme de visage originale.
– C’est passionnant.
Robert n’a pas eu un mot pour commander une tournée, un simple geste las a suffi.
– Vous êtes bien silencieux ? Etes-vous en train d’échouer dans vos recherches ?
– J’avance.
Le directeur du Bureau d’études s’exprimait d’une façon étonnamment basse et peu sûre pour l’occasion. Son inquiétude gagne de proche en proche.
– En tout cas, il me semble.
– Nous vous serions reconnaissants si vous retrouviez notre cher Victor.
– Il vous manque ?
– Pas vraiment.
– Alors ?
– Il arrive un âge où on tient à ses habitudes.
– C’est peut-être là toute la question.
Robert contemple ses longues mains soucieusement, les caresse, les replie, et les cache finalement dans ses poches. Il pense : ils ont les mêmes vanités ordinaires, le même train flottant d’idées molles et d’arrière-pensées, les grandes peurs enfantines qui perdurent, les illusions inexorablement renouvelées, l’inaptitude à la moindre attention pour les autres …
– On va la rencontre de ceux qu'on aime avec une hospitalité dans le regard, chuchote-t-il rêveusement sans être vraiment entendu.
– Il n’y a pas quelque chose qui pourrait en quelque sorte ramener Victor à lui-même ?
– Faudrait-il encore le retrouver.
– Ça commence à bien faire ! dit soudain Maurice Balmes, le préparateur en pharmacie. Est-ce vraiment un tel problème ?
Il a paru jeter à toute volée, dans un accès d’impatience, ses dosages chimiques minutieux, ses fioles et ses balances sophistiquées. Les habitués le considèrent avec réprobation. Maurice réfléchit longtemps, respirant par la bouche, observant Robert, puis il répète à haute voix son ultime conclusion, d’un air déterminé, comme pour évaluer son poids dans le silence religieux autour de lui.
– Est-ce vraiment un problème ?
Mais il semble plus calme, presque fataliste. Robert se passe les deux mains sur le visage, longuement, comme s’il s’assurait de sa consistance.
– Sans doute y a-t-il en vous tous une secrète indifférence, une indifférence presque animale sur un fond indécis d’émotions sans hiérarchie.
Il salue les camarades de Victor l’un après l’autre, et les quitte.
Ils se regardent.
– Ce n’est pas un ami, c’est un cauchemar.
[à suivre]