Monsieur Hortense – 10
Le mistral a commencé de souffler dès le matin. Il ne cesse plus. Les chênes-lièges du square Antonin s’affolent, le store de la terrasse où vous êtes assis claque des ailes, le vent s’obstine à lire le Midi Libre par-dessus votre épaule et vous avez dû plier le journal en quatre pour le lire par portions, comme on déguste un gâteau feuilleté. Nécrologie. Faits-divers. Saint-Gilles. Martigues. Margueritte. Mende. Sauve. Fink est là, sans que vous vous en soyez aperçu, déjà presque assis.
– Tu passes ton temps sur cette terrasse. Il y a une raison ?
– Pas la moindre.
– Si tu n’y es pas, tu marches toujours derrière une des locataires de cet immeuble. Tu as repris le boulot ?
– Oui et non.
– Tu n’es pas clair.
Le flic agite brusquement la main en l’air, d’un mouvement incohérent, presque désarticulé, le serveur se croit concerné, il ne l’est pas. Fink en profite pour commander un œuf dur et du cognac, ainsi qu’à son habitude.
– Comme l’amiral !
– Comme l’amiral ?
– Comme l’amiral !
La mouche n’est plus là, du moins on n’entend plus son bavardage continu. Il ne vous est pas facile de vous expliquer. Vous n’avez jamais eu confiance en personne, vous vous considérez vous-même avec suspicion et les évènements récents ne vous feront pas changer d’avis. Vous parlez de la passe décisive dans le football moderne.
– Tu es en train de me répondre ?
– Peut-être.
– Je crois que tu connais Mamadou Munke, le facteur antillais ? J’en suis même sûr. Il a disparu.
– Il était assis à ta place il n’y a pas longtemps. Sois prudent.
Fink écale déjà son œuf dur. Il est plus détendu. Le vent est trop fort pour que la mouche se stabilise à proximité.
– Vous parliez de quoi ?
– De tout et de rien.
Le feuillage des chênes du square se froisse sous le vent. Un camion-citerne de la voirie déborde d’écume comme un pot de bière pression et l’eau se disperse bien au-delà de la zone d’arrosage, inondant les pieds de Fink, qui les recule.
– Sais-tu que je ris quand je baise ?
– Comment le saurais-je ?
En fait Sva, le rédacteur en chef du Midi libre, l’a appris de l’épouse de Fink, sa maîtresse, qui ne supportait plus la situation et obtint sans peine le divorce. Il rit, il rit quand il vous baise, a-t-elle dit au juge qui regarda Fink avec stupeur. Le jugement ne s’est pas prononcé en sa faveur.
– Je me flatte de ne pas prendre la sexualité au sérieux, mon cher Henri. Cette confrontation dramatique, la souffrance pathétique dans le regard, les traits tourmentés, la jouissance, ce grand moment de solitude ! Il n’est personne pour me le pardonner. Imagine : au marché deux êtres parfaitement civilisés – ton épouse et je ne sais qui – discutaient une seconde auparavant avec brio et candeur de la culture hors-sol de la tomate cœur-de-bœuf et les voilà se précipiter l’un sur l’autre avec des hurlements sauvages pour arracher leurs vêtements et se mettre le nez sur leur derrière. J’en déduis…
Il y a trois jours de ça, le surlendemain de votre entretien avec la petite artiste, vous avez vu le Munke pousser la porte du 14 vers midi, sa sacoche de facteur à l’épaule. Vous vous apercevez soudain ne l’avoir pas vu sortir, ce qui se fait pourtant assez vite, d’habitude.
Vous rembobinez votre souvenir, le relancez. En vain. Vous avez déjà regardé un film s’immobiliser sur une image, le moment le plus palpitant, bien sûr, l’action suspendue, fixée, insoluble.
Vous vous demandez comment une telle anomalie a pu vous échapper.
Il y a là de quoi s’inquiéter à nouveau sur votre santé mentale : une porte qui se ferme sur un facteur et ne se rouvre plus est un évènement.
Dans quelle zone de votre esprit cette porte s’est-elle rouverte comme à l’ordinaire pour lâcher le Munke et son courrier dans la ville ? Avez-vous subi une chute d’attention ? Vous perdez peut-être votre fantastique mémoire : le don d’enregistrer les évènements qui a été le vôtre, votre esprit se contenterait alors de rembobiner de vieilles pellicules. Le nez rouge du coiffeur mort en témoigne.
– J’ai quelque chose à te demander. On a pas mal de monde au commissariat appelé pour les élections municipales. Et toi tu ne fous jamais rien.
– C’est ça.
– J’ai besoin de ton aide. Rien d’officiel, bien sûr. Je voudrais que tu surveilles quelque chose pour moi.
– Pas le temps.
– Un immeuble. Le 14 de la rue Auguste.
[à suivre]