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Publié par Michel Castanier

Chronique de Nîmes : les romans gris
Michel Rouquette

 

Le mistral a commencé de souffler dès le matin. Il ne cesse plus. Les chênes-lièges du square Antonin s’affolent, le store de la terrasse où vous êtes assis cla­que des ailes, le vent s’obstine à lire le Midi Libre par-dessus votre épaule et vous avez dû plier le journal en quatre pour le lire par por­tions, comme on dé­guste un gâ­teau feuilleté. Nécrologie. Faits-divers. Saint-Gilles. Martigues. Margueritte. Mende. Sauve. Fink est là, sans que vous vous en soyez aperçu, déjà presque as­sis.

– Tu passes ton temps sur cette terrasse. Il y a une rai­son ?

– Pas la moindre.

– Si tu n’y es pas, tu marches toujours derrière une des locataires de cet immeuble. Tu as re­pris le boulot ?

– Oui et non.

– Tu n’es pas clair.

Le flic agite brusquement la main en l’air, d’un mouve­ment in­cohérent, presque désarticulé, le serveur se croit con­cerné, il ne l’est pas. Fink en profite pour commander un œuf dur et du cognac, ainsi qu’à son habi­tude.

– Comme l’amiral !

– Comme l’amiral ?

– Comme l’amiral !

 

La mouche n’est plus là, du moins on n’entend plus son bavardage continu. Il ne vous est pas facile de vous expli­quer. Vous n’avez jamais eu confiance en personne, vous vous considérez vous-même avec suspicion et les évène­ments récents ne vous feront pas changer d’avis. Vous parlez de la passe décisive dans le football moderne.

 

– Tu es en train de me répondre ?

– Peut-être.

– Je crois que tu connais Mamadou Munke, le facteur an­tillais ? J’en suis même sûr. Il a dis­paru.

– Il était assis à ta place il n’y a pas longtemps. Sois pru­dent.

Fink écale déjà son œuf dur. Il est plus détendu. Le vent est trop fort pour que la mouche se stabilise à proxi­mité.

– Vous parliez de quoi ?

– De tout et de rien.

 

Le feuillage des chênes du square se froisse sous le vent. Un camion-citerne de la voirie dé­borde d’écume comme un pot de bière pression et l’eau se disperse bien au-delà de la zone d’arrosage, inondant les pieds de Fink, qui les re­cule.

– Sais-tu que je ris quand je baise ?

– Comment le saurais-je ?

En fait Sva, le rédacteur en chef du Midi libre, l’a ap­pris de l’épouse de Fink, sa maîtresse, qui ne sup­portait plus la situation et obtint sans peine le divorce. Il rit, il rit quand il vous baise, a-t-elle dit au juge qui regarda Fink avec stu­peur. Le jugement ne s’est pas prononcé en sa faveur.

 

– Je me flatte de ne pas prendre la sexualité au sérieux, mon cher Henri. Cette confrontation dramatique, la souf­france pathétique dans le regard, les traits tourmentés, la jouis­sance, ce grand mo­ment de solitude ! Il n’est personne pour me le pardonner. Imagine : au marché deux êtres par­faitement civili­sés – ton épouse et je ne sais qui – discutaient une se­conde auparavant avec brio et candeur de la culture hors-sol de la tomate cœur-de-bœuf et les voilà se pré­cipiter l’un sur l’autre avec des hurlements sauvages pour arracher leurs vê­tements et se mettre le nez sur leur derrière. J’en dé­duis…

 

Il y a trois jours de ça, le surlendemain de votre entretien avec la petite artiste, vous avez vu le Munke pousser la porte du 14 vers midi, sa sacoche de facteur à l’épaule. Vous vous apercevez sou­dain ne l’avoir pas vu sortir, ce qui se fait pourtant assez vite, d’habitude.

Vous rembobinez votre souvenir, le relancez. En vain. Vous avez déjà regardé un film s’immobiliser sur une image, le moment le plus palpitant, bien sûr, l’action suspendue, fixée, insoluble.

Vous vous de­mandez comment une telle anomalie a pu vous échap­per.

Il y a là de quoi s’inquiéter à nouveau sur votre santé mentale : une porte qui se ferme sur un facteur et ne se rouvre plus est un évènement.

Dans quelle zone de votre esprit cette porte s’est-elle rou­verte comme à l’ordinaire pour lâ­cher le Munke et son cour­rier dans la ville ? Avez-vous subi une chute d’attention ? Vous perdez peut-être votre fantastique mémoire : le don d’enregistrer les évè­ne­ments qui a été le vôtre, votre es­prit se con­tenterait alors de rembobiner de vieilles pelli­cules. Le nez rouge du coif­feur mort en témoigne.

 

– J’ai quelque chose à te demander. On a pas mal de monde au commissariat appelé pour les élections munici­pales. Et toi tu ne fous jamais rien.

– C’est ça.

– J’ai besoin de ton aide. Rien d’officiel, bien sûr. Je voudrais que tu surveilles quelque chose pour moi.

– Pas le temps.

– Un immeuble. Le 14 de la rue Auguste.

 

[à suivre]

 

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