Monsieur Hortense – 8
Vous arrivez aux Antonins, saluez le facteur du quartier et vous glissez à sa table – qui se trouve être la vôtre (celle que vous occupez d’habitude, avec un peu de chance). Cela ne peut être une coïncidence. Mamadou Munke a quelque chose à dire et vous attend.
– Alors ? dit le Munke.
– Alors quoi ?
– Pas le moindre sanglier de bronze dans cette cour.
Il crie. On s’est habitué dans le quartier à cette manifestation étrange qui le prend sans raison apparente. On suppose qu’elle est le reflet de grandes préoccupations intérieures.
Vous attendez sans réagir. Le Munke, en fait, en sait beaucoup plus qu’il ne veut le dire : ne vend-t-il pas des calendriers dans les étages pour l’année nouvelle ?
Vous occupez ensemble un rond de table en marbre, à l’abri du soleil en été et, par cette belle journée de printemps, éclairée en douceur. Pas de Mistral – ce vent énergumène qui fouette la ville 3, 6 ou 9 jours et rendrait fous ses habitants, selon la légende, s’ils ne l’étaient pas déjà.
Le préposé de la Poste a un avantage et un privilège : son accès à l’immeuble du 14. Ces maisons partagent le même genre de cage d’escalier, aux rampes de fer forgée, large, confortable pour la descente comme pour la montée, agréablement fraîche en été, avec une lourde porte d’entrée qui protège de la chaleur extérieure. Un vaste appartement à chaque étage. Chacun forme un fer à cheval autour d’une cour discrète, aux murs pleins de mousse, munie d’une statuette centrale (dans le cas du 14, un sanglier de bronze).
Le Munke tient d’un instituteur charismatique et qui organisait des tournées culturelles en occitan un goût passionné des vieilles demeures : une galerie voûtée, garnie de bancs de pierre muraux, figure l’espace d’un patio au-delà du hall où sont les boîtes aux lettres du 14. La fontaine rappellerait le Manneken-Pis de Bruxelles si ce n’est qu’au 14 l’enfant pisseur est un vieil homme hilare, selon le Munke, un petit Bacchus barbu qui, plutôt que de l’urine, devait déverser sa semence dans ces jours joyeux où vivaient les dieux. Aujourd’hui, la source est tarie et le dieu stérile. Ou la tuyauterie bouchée par l’âge et la rouille.
Où avez-vous pris votre conviction qu’un sanglier de bronze se tiendrait dans la cour ? De quel recoin obscur du grenier mental ? Pourquoi placer pareil sanglier dans pareille cour ?
Pas vous, mais votre imagination.
Est-on responsable de son imagination ? Intelligence et culture ne sont pas votre fort. Vous appréciez beaucoup, en revanche, ce que vous appelez les deux « piliers » de votre univers mental : mémoire et imaginaire. Si votre mémoire devait vous faire défaut resterait cette merveilleuse imagination. Elle vous a tenu lieu d’intelligence et d’intuition. Vous remarquez avec un plaisir jamais épuisé comme la réalité la vérifie. Et voici que ce n’est plus le cas.
A moins que le sanglier n’ait été – comme le faux nez du coiffeur – un élément surnuméraire, inscrit dans un autre plan mental.
A moins…
Le facteur ne répond pas vraiment à votre attente.
– Tu n’es pas en face d’un vieux manoir gothique de ton putain de passé historique.
Le Munke pousse son cri. Vous avez tressailli. Vous avez renversé votre tasse de café.
Petit chapeau posé bas sur le front, tailleur court quoique sage, mince, jamais le moindre bronzage – une véritable horreur pour le bronzage, cette esthète ! – Eva, sortant sur le seuil du 14, observe autour d’elle et vous reconnaît assis aux Antonins. Elle a pour vous un sourire. Vous auriez voulu vous évanouir, n’en faites rien, finissez lentement le reste de votre décaféiné et, saluant le Munke, la suivez.
[à suivre]