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Publié par Michel Castanier

Chronique de Nîmes : les romans gris
Michel Rouquette

 

Vous arrivez aux Antonins, saluez le facteur du quartier et vous glissez à sa table – qui se trouve être la vôtre (celle que vous occupez d’habitude, avec un peu de chance). Cela ne peut être une coïncidence. Mamadou Munke a quelque chose à dire et vous attend.

 

– Alors ? dit le Munke.

– Alors quoi ?

– Pas le moindre sanglier de bronze dans cette cour.

Il crie. On s’est habitué dans le quartier à cette mani­fes­tation étrange qui le prend sans rai­son apparente. On sup­pose qu’elle est le reflet de grandes préoccupations in­té­rieures.

 

Vous attendez sans réagir. Le Munke, en fait, en sait beaucoup plus qu’il ne veut le dire : ne ven­d-t-il pas des ca­lendriers dans les étages pour l’année nouvelle ?

Vous occupez ensemble un rond de table en marbre, à l’abri du so­leil en été et, par cette belle journée de printemps, éclairée en douceur. Pas de Mistral – ce vent énergumène qui fouette la ville 3, 6 ou 9 jours et rendrait fous ses habi­tants, selon la légende, s’ils ne l’étaient pas déjà.

 

Le pré­posé de la Poste a un avantage et un privilège : son accès à l’immeuble du 14. Ces mai­sons parta­gent le même genre de cage d’escalier, aux rampes de fer forgée, large, con­for­table pour la descente comme pour la montée, agréa­blement fraîche en été, avec une lourde porte d’entrée qui protège de la cha­leur exté­rieure. Un vaste apparte­ment à chaque étage. Chacun forme un fer à cheval autour d’une cour dis­crète, aux murs pleins de mousse, mu­nie d’une sta­tuette centrale (dans le cas du 14, un sanglier de bronze).

 

Le Munke tie­nt d’un ins­tituteur charisma­tique et qui or­gani­sait des tournées cultu­relles en occitan un goût pas­sionné des vieilles demeures : une galerie voûtée, gar­nie de bancs de pierre mu­raux, fi­gu­re l’espace d’un pa­tio au-delà du hall où sont les boîtes aux lettres du 14. La fon­taine rap­pellerait le Man­ne­ken-Pis de Bruxelles si ce n’est qu’au 14 l’enfant pis­seur est un vieil homme hi­lare, selon le Munke, un petit Bacchus barbu qui, plutôt que de l’urine, devait dé­verser sa semence dans ces jours joyeux où vivaient les dieux. Au­jourd’hui, la source est tarie et le dieu sté­rile. Ou la tuyau­terie bouchée par l’âge et la rouille.

 

Où avez-vous pris votre conviction qu’un sanglier de bronze se tiendrait dans la cour ? De quel recoin obs­cur du gre­nier mental ? Pourquoi pla­cer pareil sanglier dans pareille cour ?

Pas vous, mais votre imagination.

 

Est-on respon­sable de son imagination ? Intelligence et culture ne sont pas votre fort. Vous appré­ciez beaucoup, en re­vanche, ce que vous appelez les deux « piliers » de votre univers mental : mémoire et imaginaire. Si votre mé­moire devait vous faire défaut resterait cette merveil­leuse imagina­tion. Elle vous a tenu lieu d’intelli­gence et d’intuition. Vous remarquez avec un plaisir ja­mais épuisé comme la réalité la vérifie. Et voici que ce n’est plus le cas.

 

A moins que le sanglier n’ait été – comme le faux nez du coiffeur – un élé­ment sur­numéraire, inscrit dans un autre plan mental.

A moins…

 

Le facteur ne ré­pond pas vraiment à votre at­tente.

– Tu n’es pas en face d’un vieux ma­noir go­thique de ton putain de passé historique.

Le Munke pousse son cri. Vous avez tressailli. Vous avez renversé votre tasse de café.

 

Petit chapeau posé bas sur le front, tailleur court quoique sage, mince, jamais le moindre bronzage – une véritable hor­reur pour le bronzage, cette esthète ! – Eva, sortant sur le seuil du 14, ob­serve autour d’elle et vous recon­naît assis aux Antonins. Elle a pour vous un sou­rire. Vous auriez voulu vous évanouir, n’en faites rien, finissez lente­ment le reste de votre déca­féiné et, saluant le Munke, la suivez.

 

 

 

[à suivre]

 

 

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