LARVA - 14
Pour Hélène T
La cave où est tapi l’Ogre est interdite aux curieux.
De vieilles ampoules à suspension grillagées éclairent les casiers de bouteilles, les plans de travail en acier inoxydable, les immenses éviers, la lourde porte de la chambre froide. Le carrelage est propre et parsemé d’une fine sciure de son fraîche. Bien que le soupirail, pratiqué à une hauteur formidable, ait dispensé un mauvais jour, vous remarqueriez comme les ustensiles rutilent et la netteté des billots. Appareils à saucisses FROc 14, billots de découpe, crochets à viande (2 pointes), grattoirs, deux hachoirs h26 ProfilLine, une trancheuse EFR 256, un grill mélangeur, de petits ateliers d’affûtage et d’affilage, et enfin le coin kebab.
L’énorme scie à os mérite une attention particulière.
Vous remarqueriez aussi les empreintes dans la sciure – qui s’interrompent mystérieusement au milieu de l’immense cave.
L’Ogre, dont l’arbre généalogique remonte bien au-delà des origines de la vieille cité romaine, n’est plus ce qu’il était : la situation médicale du maître de maison s’est aggravée au cours de l’hiver.
Il a l’appétit malade ; il perd ses forces et sa santé.
Le médecin de famille, avant de disparaître mystérieusement, a diagnostiqué une atrophie progressive et irréversible du système sensoriel. L’Ogre ne distingue plus les saveurs ni les arômes. L’abdomen blanchâtre palpite soudain. La Bête frissonne – et grosse comme elle est, elle frissonne longtemps. Enfin vous croiriez – à cause d’un bruit d’éboulement – qu’une rupture s’est produite dans la paroi de l’abdomen, mais c’est un sanglot qui lui a échappé.
C’est la Faim.
L’envie.
L’horrible envie.
Il regarde sans la moindre expression le verre d’eau et, dans sa paume, la poignée de gélules nutritionnelles bleues jaunes rouges vertes. Il a un gros soupir, bien fort, bien pitoyable, contenu par l’assujettissement des lanières qui l’attachent au mur. La porte blindée s’entrouvre.
Albert, le cuisinier du Restaurant de la Fleur de lys, place aux Herbes, attire à lui une chaise et s’y assoie, mais pas tout à fait en face de l’Ogre, un peu de coté, en sorte que les diagonales de leur regard se rejoignent en un point neutre : un service à café de Saxe en faïence bleue – posé sur une table de dissection éclairée par le soupirail – dont la cafetière a le bec cassé. La lourde clé pèse sur les genoux du cuisinier. Il semble que l’embarras qui l’a en quelque sorte précédé (le léger heurt peu convaincu à l’énorme porte, le long ferraillement de la clé, le battant mollement repoussé, l’hésitation sur le seuil) se soit à présent condensé dans cette petite chaise d’osier, singulièrement basse. Albert se redresse comme pour échapper à ce malaise.
– Qu’est-ce qui vous chiffonnes ?
– Je veux manger ce soir à dîner une petite fille bien grasse ! crie l’Ogre dans un gargouillis, des sucs gastriques inondant sa poitrine.
– Nous aurons ce qu’il vous faut, dit le cuisinier précipitamment.
L’Ogre se lèche les mains, clignant des paupières et se mouillant continuellement d’urine.
Le cuisinier fait demi-tour, docile, pas mécontent de fuir cette odeur et la peur d’être attrapé à son tour, on ne sait jamais. Le soleil couchant est déjà un trait rouge sur le bord du soupirail. L’assemblage des courroies qui contiennent l’Ogre dans son cocon a longtemps des lents balancements de berceau sous l’action invisible d’une main maternelle, patiente et douce.