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Publié par Michel Castanier

Les Lundis de l’Impeccable
Romain Thiery]

 

 

Pour Hélène T

 

La cave où est tapi l’Ogre est interdite aux curieux.

De vieilles ampoules à suspension grillagées éclairent les ca­siers de bouteilles, les plans de travail en acier inoxydable, les im­men­ses éviers, la lourde porte de la chambre froide. Le car­re­lage est propre et parsemé d’une fine sciure de son fraîche. Bien que le soupirail, pratiqué à une hauteur formi­da­ble, ait dispensé un mauvais jour, vous remarqueriez comme les ustensiles ru­ti­lent et la net­teté des billots. Ap­pa­reils à sau­cisses FROc 14, bil­lots de dé­coupe, cro­chets à viande (2 pointes), grattoirs, deux ha­choirs h26 ProfilLine, une tran­cheuse EFR 256, un grill mélan­geur, de pe­tits ate­liers d’affûtage et d’affilage, et enfin le coin ke­bab.

L’énorme scie à os mérite une attention particu­lière.

Vous remarqueriez aussi les empreintes dans la sciure – qui s’interrompent mystérieuse­ment au milieu de l’immense cave.

L’Ogre, dont l’arbre généalo­gique remonte bien au-delà des origines de la vieille cité romaine, n’est plus ce qu’il était : la situa­tion médicale du maître de maison s’est aggra­vée au cours de l’hiver.

Il a lappétit malade ; il perd ses forces et sa santé.

Le médecin de famille, avant de disparaître mystérieuse­ment, a diagnostiqué une atrophie pro­gressive et irréver­si­ble du système sensoriel. L’Ogre ne distingue plus les sa­veurs ni les arômes. L’abdomen blanchâtre pal­pite soudain. La Bête fris­sonne – et grosse comme elle est, elle frissonne long­temps. Enfin vous croiriez – à cause d’un bruit d’éboulement – qu’une rupture s’est produite dans la paroi de l’abdomen, mais c’est un sanglot qui lui a échappé.

C’est la Faim.

L’envie.

L’horrible envie.

Il regarde sans la moindre expres­sion le verre deau et, dans sa paume, la poignée de gélules nutrition­nelles bleues jaunes rouges vertes. Il a un gros sou­pir, bien fort, bien pi­toyable, contenu par l’assujettissement des lanières qui l’attachent au mur. La porte blindée sentrouvre.

Albert, le cuisinier du Res­tau­rant de la Fleur de lys, place aux Herbes, attire à lui une chaise et sy assoie, mais pas tout à fait en face de l’Ogre, un peu de coté, en sorte que les dia­gonales de leur re­gard se re­joi­gnent en un point neutre : un service à café de Saxe en faïence bleue posé sur une table de dissection éclairée par le soupirail dont la cafetière a le bec cassé. La lourde clé pèse sur les genoux du cuisinier. Il semble que l’embarras qui l’a en quelque sorte pré­cédé (le léger heurt peu convaincu à l’énorme porte, le long ferraillement de la clé, le battant mol­le­ment repoussé, lhésitation sur le seuil) se soit à présent condensé dans cette petite chaise d’osier, singulièrement basse. Albert se re­dresse comme pour échap­per à ce malaise.

Quest-ce qui vous chiffonnes ?

Je veux manger ce soir à dîner une petite fille bien grasse ! crie l’Ogre dans un gar­gouillis, des sucs gastriques inondant sa poitrine.  

Nous aurons ce quil vous faut, dit le cuisinier préci­pi­tam­ment. 

L’Ogre se lèche les mains, clignant des paupières et se mouil­lant continuelle­ment durine.

Le cuisinier fait demi-tour, docile, pas mé­content de fuir cette odeur et la peur dêtre attrapé à son tour, on ne sait ja­mais. Le soleil couchant est déjà un trait rouge sur le bord du soupirail. L’assemblage des courroies qui contiennent l’Ogre dans son cocon a longtemps des lents balancements de berceau sous l’action invisible d’une main maternelle, patiente et douce.

 

 

 

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