LARVA - 8
18. Les branches accablées remuent contre les vitres du bistrot, battant comme des mufles. Des tentacules de lianes ploient jusqu’à former l’ébauche de balancelles inertes. Les serveurs n’ont pas les moyens de faire le ménage. Ils sont peu nombreux.
Le patron est assis depuis des jours sur une borne à côté de la porte. Sa fin approche. Quand Gorg, un des habitués, se penche pour s’assurer qu’il est encore en vie, le malheureux serre ses mains entre ses cuisses, ce qui le courbe un peu plus sur la borne d’où il est près de tomber. Des étincelles de soleil jouent sur son visage enflé. De la salive bouillonne à sa bouche et s’écoule le long du menton quand il murmure enfin.
Margaret, c’est pas un cadeau.
Malgré de vagues gestes de protestation de la part de Gorg, qui n’en demandait pas tant, avec une précipitation qui ne permet à personne de l’interrompre, le patron veut s'exprimer.
Nous avons eu une scène.
Ses yeux blanchissent, mais il s’obstine à parler de son épouse, cette grande femme délirante, assise sur sa nichée à la caisse du bistrot, qui ne se laisse pas approcher pendant qu’elle couve.
Il s’en désole et en rit tout à la fois et cela bien après sa mort dans les minutes qui suivent le départ exaspéré de Gorg. Ce rire douloureux autorise à penser qu’il n’a pas toujours été si arrogant que les serveurs l’ont cru – ni aussi indifférent que sa femme s’en plaignait – mais finalement, qu’il n’aura jamais cessé d’être secrètement surpris, puis vexé, des réactions inexplicables de Margaret au cours de leur vie commune : il n’aura jamais su les anticiper – pas seulement par sottise ou même malignité – mais sincèrement surpris, et d’autant plus vexé, comme s’il avait été dans cette sinistre affaire : leur mariage, longtemps inconscient de la portée de ses propres manœuvres, longtemps innocent.
Assis sur sa borne, il se momifie assez vite. Les ultimes phosphorescences de ses pensées se tortillent comme des vers dans son cerveau en décomposition. Gorg, de retour, secoue le patron avec vigueur et il obtient le même effet que s'il l'avait suspendu par les pieds pour l'agiter : une pluie de pensées parasites tombe de ses bandelettes de lin.
Il les écrase du bout de sa chaussure avec minutie.
Est-ce si difficile de mourir ?
19. Parfois un habitué sort du bistrot, complètement saoul, mais c’est pour peu de temps, on ne sait jamais où on en est avec l’état déplorable de la ville.
Un marronnier est exagérément sombre et s’agite au bout d’une rue. Bug, si loin des Beaux-Arts, ne s’en approche qu’avec circonspection. Un peu de soleil est apparu, malgré la pluie soudaine, et ses rayons, passant sous le plafond des nuages noirs, illuminent d’une clarté brillante et froide le square Schopenhauer, engourdi sous une sorte de brume. Quelque chose a fait son nid dans le kiosque à musique. Les toiles d’araignées emprisonnent la statue du philosophe, se collent aux sentiers du square et engluent la guérite du jardinier de la voirie. Elles ont du métier, ces couturières.
Bug a tout du vélo aux roues voilées et marche en faisant de grands huit. Des appareils rouillés, pourris, ou déformés par des pressions énormes, gisent au sol un peu partout dans les rues et sur l’esplanade, vestiges du naufrage urbain. Un fourneau est à moitié enlisé dans une flaque de pétrole qui gorge le bac à sable des enfants. Un peu plus loin, une télévision énucléé, son écran éclaté, déborde d’essence et de vase, et bientôt il y a partout autour de la marche louvoyante de Bug des appareils ménagers disloqués qui recouvrent les trottoirs jusqu’à l’horizon.
Un réverbère noctambule est allumé de jour comme de nuit sous un pont, devant un chantier boueux, noir, plein de passerelles et de tranchées. Bug le heurte du front avec obstination. Sa voix résonnant sous l’arche, il fait des essais d’échos, et il écoute d’un air accablé le nom de Cloclo lui revenir.
Laisse-moi quelques jours, hein ? Hein ? Hein ? Hein ? répète le pont. Ce n’est pas si facile ? Facile ? Facile ? Si facile de quoi, finalement ? finalement ? finalement ?
Bug appuie de la main sur le tuyau du lampadaire pour l’arrêter dans son avance hors du pont.
Facile de me revenir, Cloclo ? Tu as besoin d’un répit ? besoin de réflexions ? réflexions ? réflexions ?
Il rapproche son front du lampadaire et en frappe sans cesse le métal tiède.
Il ne t’a pas été trop difficile d’aller de moi-même à un autre, n’est-ce pas ? Pas ? Pas ? Pas ? Cloclo m’a promené, abusé ! amusé ! amusé ! amusé ! amusé !
Il hurle tout à coup, et il louche à cause de la proximité du métal.
Je vois enfin les petites mains de la manipulatrice ! la malignité de la débile ! les caprices de la fanfaronne qu’elle me laisse croire être de l’orgueil ! J’ai aimé l’idiote du village ! le rire de l’idiote ! le rire de l’idiote ! le rire de l’idiote !
Pauvre ami ! lui dit un habitué, qui est venu le chercher et soutient l’ivrogne par le bras pour le ramener aux Beaux-Arts. Pauvre ami ! Pauvre ami !
[à suivre]