AUTOPORTRAITS (280)
Le Mystère des sœurs siamoises
– Connaissez-vous Elsa Morales, mon garçon ?
Le ton du cher homme était posé au cours de notre déambulation pensive le long du canal Saint-Martin, mais tout de même, tout de même je remarquais avec inquiétude que mon vieux professeur de philosophie tant respecté n’était pas rasé, sa chemise était fripée, il avait le cheveu en bataille et la peau qui godait sous les yeux. Ses yeux de torches brûlaient même dans ce qu’on peut supposer une nuit intérieure.
– Bien sûr, il arrive que ma nouvelle leçon particulière ne soit plus si franche, disait-il avec un bon sourire. Elsa Moralès est soudain contrainte, inquiète, elle monte « des bobards » – expression que, de haute moralité, elle utilise pour dénoncer ce travers chez une autre et annoncer haut et fort que jamais au grand jamais ce ne serait son cas. Ces mensonges sont tout un conte ayant pour intention de cacher un aspect fâcheux dans sa vie que mon questionnement socratique menace de découvrir et qu’elle préfère ne pas voir se déposer et prendre toute sa place dans l’heure du cours autour du thé pris en commun …
Les draps bouillonnaient aux rampes des balcons de l’Hôtel du canal où une jeune fille, en tablier blanc et jupe noire très ajustée, frappant un tapis dans des bouffées de poussière, s’activait au nettoyage des chambres. Mon ami s’arrêta net devant la vitrine d’un magasin d’antiquités au bord de l’eau. Il se regarda d’un air de défi dans l’opale d’un beau miroir carthaginois, mais je compris assez vite qu’il épiait le reflet de la jeune serveuse de l’autre côté du canal.
– Le résultat de ces contes est un alliage soigneusement neutre, à la limite sans intérêt, reprit mon philosophe, et qui tient son étrangeté – cela fonctionne en moi comme un signal d’alerte – dans ce qu’elle assène son petit récit tout à trac, d’un air important, définitif, sans le moindre souci de cohésion dans l’ensemble, dans le suivi de notre entretien. Quelque savante qu’ait été cette élaboration, elle met peu de temps à l’oublier. Par la suite, j’ai beau y revenir, insister, la reprendre patiemment et par de nombreux détours heuristiques, elle s'étonne, elle n’a jamais dit ça, elle n’en a pas le souvenir, je dois me tromper …
On vit alors passer en surimpression dans le reflet de la vitrine deux sœurs siamoises en grande conversation, circonstance peu commune, et, d’après ce que j’ai entendu d’une oreille distraite, l’une furieuse réclamant des choses inavouables, l’autre digne et inspirée évoquant la spiritualité des ascensions. On se garda de se retourner. Ce vif passage causa un grand émoi parmi les voltigeurs de bois dans le vaste magasin de l’antiquaire, à considérer les beaux regards scandalisés des chevaux d’un vieux manège désossé.
– Une nostalgie ! Une irrémédiable nostalgie ! murmurait la philosophique personne, sans doute inconsciente d’être entendue.
Je posai une main pacificatrice sur son épaule. Il eut une ruade qui la désarçonna.
– C’est à cet oubli anormal – ce reniement ! – de sa confidence, que je me confirme avoir assisté pendant l’heure du cours particulier d’Elsa Moralès, parfois sans y prendre garde au début, à un montage complexe et raffiné où entrent des éléments parfaitement authentiques mais neutres de plusieurs aventures sexuelles lamentables – petits meccanos aimablement enfantins à l’usage de ma perplexité et qu’il me faut remonter seul et patiemment.
– Ah ? Que c’est singulier !
En vérité, je comprenais seulement à cet instant de quoi mon ami pouvait bien parler et le véritable sujet de ses méditations. Il me dévisagea avec une exaspération imméritée.
– Tu en penses ce que tu veux, c’est comme ça. Je dois donc analyser avec circonspection la moindre anecdote. Il me faut estimer le poids réel d’une confidence sur des balances que je ne fais encore que mettre en place, stabiliser à l'aide de poids et de mesures qui sont à inventer pour l’occasion – mesures d'efficacité d'un mensonge, d'une demi-vérité, d'une vérité utile pour fausser la perception d'un mensonge bien plus important, mesures d’évaluations exactes de vérités gigognes – travail d'épicier (les balances) mais aussi de funambule au-dessus d'une vie que je commence seulement de découvrir, d’heure en heure de cours, tressant en quelque sorte la corde de chanvre sur laquelle se tenir à petits pas dans tout ce qui m’est inconnu de cette jeune vie plus ou moins contemporaine.
J’avais peine à suivre, l’homme parlait comme un livre et tournait les pages trop vite. La chatte de l’antiquaire, que je connaissais sous le nom de Moïsette, posée sur un pouf de satin rose à l’entrée du magasin, nous regardant partir, se prit la tête dans les coussins de ses pattes comme pour retenir l’envol bruissant de ses pensées confuses dans la volière de son crâne.
À la reprise de notre promenade il se retournait sans cesse, quelque peu hagard, vers une blancheur de mouette : le tablier de la femme de chambre au loin.
– Et nous les croyons sentimentales ! s’écria-t-il soudain, à bout de nerfs. Naïfs ! Incommensurables naïfs ! Les jeunes filles sont des brutes primitives ! Et notre pauvre sensibilité halète après ces êtres pragmatiques ! Du bout des doigts elles lui donnent un sucre ! et notre cœur fait le beau !
Mon pensif moraliste tordait presque mon bras. Son habituelle expression de bonhomie avait fait place à la rage incontrôlable d’un enfant. Son visage lui était retiré avec le masque.