JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 1001 vies (454) : 10 juillet
10 juillet
J’avais décidé de dormir à la dure, au pied de mon lit. Je trouvai dans ma cave un morceau de planche qui était à peu près sec, il me servirait de traversin, Le sol de ma chambre était fait d’un parquet et je me le reprochai, sans être mou il serait plus tendre qu’un carrelage et le bois aurait une sorte de tiédeur dans les heures les plus froides de la nuit, c’était tricher un peu. Pour couverture j’allai me choisir dans le square une branche de buisson, ou plutôt je m’interdis de la choisir, car j’aurais forcément opté pour la plus épaisse, j’agis les yeux fermés et ne fus pas mécontent du résultat, j’aimais être honnête avec moi-même.
Quand j’eus passé à grelotter sous mon tas de brindilles une nuit exceptionnellement froide pour la saison, je me relevai au matin un peu endolori et frissonnant, avec un début de rhume. Je me gardai de le soigner, au risque qu’il soit les prémices du mal, et pris pour petit-déjeuner un peu d’eau chaude au robinet, quoique j’ai hésité, ce confort me paraissait excessif, mais j’ai mes lâchetés. J’entamai alors ma journée par des exercices physiques violents : je montai et descendis jusqu’à midi les escaliers de l’immeuble des caves aux chambres mansardées, et j’eus l’occasion de me confirmer comme le sport était une activité très ennuyeuse, mais emporter un livre à lire de marche en marche aurait été une dérogation à mes devoirs. Je déjeunai d’un quart de pamplemousse non sans une certaine culpabilité, n’était-ce pas trop ? En tout cas je me sentis léger quand je me tins debout sur un pied durant l’après-midi dans mon salon, en imaginant pour me distraire ce que pouvaient être les pensées du héron, autant le dire tout de suite plutôt arbitraires. Quand arriva le silence du soir, je me refusai à me réjouir d’être assez fatigué. J’appelais plaisamment malle des Indes une malle aux ferrures dorées que j’avais ramenée d’un voyage aux Indes au cours de ma jeunesse mystique et que j’ouvris pour m’y placer dedans, bras et jambes repliés en dépit du bon sens, pour passer le plus inconfortablement possible les heures qui restaient avant le coucher. La malle avait ceci de magique que je dus m’astreindre sous l’obscurité du couvercle à compter les secondes pour ne pas risquer de rêvasser à des idées de voyages et de nuit étoilée, ces trésors qui sont le propre des malles. J’atteignais le chiffre finalement assez peu substantiel de 14.400 et il était minuit quand je sortis pour regagner mon lit où je m’endormis instantanément sous ma couette.
Ainsi avais-je flagellé avec méthode les ennuis que me causait mon « intériorité » et trouvé par la même occasion le mode d’emploi pour traiter mes insomnies un jour sur deux.