JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 1001 vies (461) : 17 juillet
17 juillet
Dès lors, le désert gagnant la ville, il était rare d’apercevoir depuis mes fenêtres un des survivants, mais dans un tel état que c’était à pleurer.
Si j’ai pu écrire dans les débuts du confinement : Tous étaient tombés, un seul se releva, il n’en était plus rien, aucun ne se relevait. La population était entièrement minée par l’activité d’un termite qui effondrait ses boiseries, la rongeait pièce par pièce, disloquait les poutres et la laissait en ruines, silencieuse et morne.
Bien sûr, aucune reprise du confinement n’était envisageable dans cet état de la ville et de son administration. Il y eut bien une tentative de remise en ordre qui fut menée par le gouvernement de la Grande Ville. Un matin où je rentrais de ma promenade de santé, je trouvai ma porte close de planches clouées et une grande croix rouge peinte dessus. Je me crus chez Hérode. Je découvris plusieurs de ces croix au seuil des immeubles environnants, et cela sans le moindre bon sens, soit qu’ils aient été désertés depuis longtemps ou que tout le monde y fût mort, soit que leurs habitants, ainsi que moi, n’aient pas été malades, à ma connaissance.
Je n’eus pas à m’inquiéter de vivre à la belle étoile, formule datant de l’époque où le ciel se voyait dans la nuit des villes, je suppose, ce qui commençait d’être le cas à travers les ruines et les pannes du réseau électrique municipal. J’avais anticipé cette mesure sanitaire à tout hasard et agi en conséquence, sciant les barreaux du soupirail de ma cave, en sorte que je pus rentrer chez moi clandestinement et remis les barreaux à leur place dans l’attente de ma prochaine promenade hygiénique, c’était agir à rebours des évasions ordinaire et faillit m’amuser.
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Beaucoup étaient au-delà de la terreur, cela se voyait physiquement, leur visage en était tordu comme par la pression atmosphérique d’un départ de fusée sur un parfait gentleman américain, leur démarche était alourdie et ils avaient des dos de bossu, mais rien ne s’y nichait d’autre qu’une sorte de coucou monstrueux : la torpeur d’une détresse absolue.
J’envisageais d’être utile, et me demandais en quoi cela consistait. Cela peut surprendre de ma part, je sais. Agir pour l’humanité m’aurait effrayé pour elle, quel est son bien ? À la rigueur, être infirmière. Des habitants de mon quartier s’étaient organisés en milice, mais je les sentais à mon goût un peu trop fiers d’être une milice, moi cela m’aurait désolé, ils patrouillaient avec des armes pour empêcher les pillages, les actes désordonnés et je ne sais pourquoi les viols. Ils n’avaient rien de rassurant, pour avoir une telle obsession fallait-il être hanté jour et nuit, et c’est bel et bien jour et nuit qu’ils patrouillaient dans un lourd bruit de bottes et une basse continue de murmures. Parfois ils surprenaient quelqu’un en train de commettre un acte odieux et ils le lynchaient, furieux de n’avoir jamais rien osé de si intéressant dans leur vie, ils étaient trop timides.