1001 vies (514) : Jean & Jean, souliers chics, et la condition humaine – 44

[le livre est de Sylvaine Jaoui]

Antidotes – 44

Nous discutions entre nous dans l'armoire obscure, en attendant l'aube où être chaussés.

Jean considérait Aristophane et le boss comme une paire de chaussures mal appareillées. Si Aristophane, que nous appellerons désormais Arthur, comme ça, pour changer, parce qu’on fait ce qu’on veut, si Arthur aurait préféré à son ami un esprit historien, solide et soucieux des faits, Alexander aurait plutôt privilégié un fantaisiste avec qui progresser à saute-mouton sur le chemin qui ne mène nulle part, l’important étant le délire du bond dans une succession sans raison qui réjouit le cœur et qui est la vie.

Arthur  – un homme qui croyait aux faits, soulignait Jean – méconnaissait que les historiens ne peuvent être que des imaginatifs. Ceux-ci poursuivent le même but que la littérature : donner à voir ce qui n’est plus, et même ce qui n’a pas été pour ceux qui l’ont vécu, et qui pourtant était là bien plus sûrement que ce qu’ils ont vécu.

– Les scientifiques de tous ordres, conclut Jean, n’ont jamais fait que justifier leur imagination en la vérifiant à postériori.

La porte de l'obscure armoire s’entrouvrit et le patron fut l’équivalent d’une Apparition lumineuse.

*

Au cours du petit déjeuner où le soleil magnifiait les vitres et les miroirs de la salle à manger en Versailles provençal, nous avions poursuivi la conversation. Jean évoquait un souvenir : il arrivait au boss – un garçon distrait à cause de ses grands soucis et profondes méditations sur l’état de l’humain – il arrivait donc à tant de distraction de sortir avec des chaussettes ou des chaussures d’une paire différente, ce qui nous indignait mais plaisait beaucoup aux dames. C’était vrai, mais c’était aussi une métaphore, bien sûr, et le chef l’entendit de cette oreille.

– Vous parlez d’Arthur et de notre absence d’affinités ?

– En effet. Que sait-on de ce dont on participe ?

– Arthur croit aux faits.

– Tout est fiction, c’est connu.

– Tout est imagination.

– Le désir invente. 

Le boss nous écoutait avec la plus grande attention, en beurrant ses biscottes au sel avec du beurre doux.

– Il est bien de voir les faits et toute la mécanique, mais l'art, si c’était de l’art, dit la présence.

– L'Agence France-Presse est de la dactylographie.

– Un entomologiste peut bien se passionner pour la vie des fourmis, rien ne lui dirait la vie d'une fourmi.

– Le réel, tout au plus on en meurt, et la mort est insigni­fiante. Circulez ! Il n’y a rien à voir !

L’injonction de Jean était si réaliste qu’Alexander en brisa sa biscotte. Il m’était réservé, comme à notre habitude, de conclure.

– L'Histoire est une petite silhouette grise marchant avec calme – quoique écrasant sous ses semelles des millions d’insectes – parmi les ins­tallations aqua­tiques de l’avenue Feuchères, ce dérisoire réseau hy­drau­lique qui dé­gage une im­pression archi­tecturale si contemporaine d’ennui immé­diat, irré­s­istible. Le réel est sinistre et morne et l’historien est le dieu qui enchante les lieux.

Le boss rit beaucoup à cette image et se félicita d’avoir tant appris par nous, ce qui nous valut en récompense qu’il sorte de son kit de produits d’entretien la peau de chamois et la pâte de cirage jaune cire que nous aimons tant et qui nous fit bien reluire.

*

Les hommes sont à peine ébauchés du chaos.

C’est pourquoi le boss sort rarement sans avoir passé ses chaussettes en soie violette de chez Gamarelli, le tailleur du pape.