1001 Vies (606) : La Tour de Babil – 11
Béranger aura entendu de tout à sa dernière lecture publique au Centre culturel de Parignargues, il a tout admis, me dit-il, allongé sur mon canapé avec la grâce défraîchie, joufflue et maladive d’un Oscar Wilde au retour de la geôle de Reading : être « de la merde », selon ce qui lui est confié, et écrire « de la merde », ce qui somme toute lui paraît assez cohérent, il me passe les autres agressions caractérisées, les compliments tordus, les approbations pourries, on l’a même traité de poète, c’est dire si c’est affreux de croire écrire – mais le pire était d’« écrire bien ». Insoutenable. Il n’a pas mérité ce traitement, on abuse de sa gentillesse, on fait de lui ce qu’on veut. À ce sujet, rions ensemble ! Parfois, on considère qu’il serait « un écrivain pour dames », ceci suggéré avec un mépris immense et très amusant !
Quelle drôlerie, non ?
Ce n’est pas follement aimable, en effet, mais un artiste monte et démonte en permanence sa propre croix. Autant ne pas s’attarder et passer en douceur, les yeux clos. Béranger pousse un gros soupir, un de ces soupirs « à fendre l’âme », comme il l’écrirait, lui qui l’a déjà vendue au plus offrant dans sa jeunesse : il a voulu Paris, il a Parignargues s’il n’y résiste pas des quatre fers (Béranger emploie cette image bien qu’il n’ait jamais fréquenté de cheval et n’y connaisse rien, mais le Grand Auteur fait ce qu’il veut avec ce qu’il a).
– N’être pas édité, me dit-il, c’est n’être pas bon. Être édité, est n’être pas bon. Quand être bon ? Jamais. Tu n’es pas concerné. Ton mérite passe en dehors de toi. Il est l’affaire des autres entre eux et à cette affaire nous n’avons aucune part ou d’autre que comme témoin patient, un peu étonné : petit artisticule ou auteur incomparable. Le destin c’est les autres.
Elle – Il est si triste d’être au bord du génie, et de rester en haut du plongeoir pour n’avoir pas osé plonger…
– Qui est cette dame ?
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Qu’avait-bien pu voir Béranger, je me le demande encore, mais il n’avait pas eu tort, bien sûr : le destin en art est l’affaire de ceux qui en décident entre eux dans les officines universitaires et journalistiques.
Ceux qui agissent vivent dans une semi somnolence. Le nombre de personnes que de rares artistes entraînent dans leur rêve éveillé ne témoigne d’abord que de l’attrait du charlatan mentaliste ou des effets de ce transformiste qu’est une époque : sa couleur, ses modalités, ses rites, ses modes, ses mœurs, habitudes et tics de langage (de style, d’expression, de forme).
Son étui.
Ce qui s’assure ensuite dans le changement historique est le corps d’un art dans sa nudité : la lame qui était dans l’étui.
[à suivre]