1001 Vies (610) : La Tour de Babil – 15
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Elle – Attrape le lecteur par le cou, mon beau ! Secoue-le à lui décrocher la mâchoire !
Moi – La première page du gland roman ? Un coup de force, une prise de judo !
Elle – Clé de bras, étranglement et kami-shio-gatam !
Moi – Le concerner sans une minute à perdre : parler du temps qu’il fait !
Elle – Ensuite développer un sujet complaisant dans un style déjà lu – cela rassure l’enfant en nous.
Moi – Celui qui croit écrire est aussi bête qu’un fanatique religieux – s’y tenir. Accommoder alors dans un déni souverain de la triste réalité, toujours triste la réalité ! et sous la forme la plus conventionnelle possible une autofiction douloureuse mais optimiste et surtout d’actualité : Mes érections.
Elle – Mes souvenirs de Syrie !
Moi – J’ai épousé mon père !
Elle – Ma vie de transgenre !
Moi – Mes migrations !
Elle – Mon cher mongolien !
Moi – Mon viol !
Elle – Mon sans-abri et moi !
Moi – Enfin, le devoir accompli, petit marquis pomponné de la littératurlute à la télévision, danser le menuet à pas pointés avec collerette et perruque poudrée, n’est-ce pas, mon petit écureuil !
Elle – Toujours gaie l’imagination !
Moi – Où nous emporte-t-elle !
Jusqu’au restaurant.
☆
– Vous attendez quelqu’un ?
– Moi ? Non.
– 2 menus, vous êtes sûr ?
– Parfaitement.
À la belle Saison, restaurant qui est un ancien bordel, minuscule, avec trois tables, un éclairage doux et d’étranges hublots semblable à des yeux de poisson préhistorique, nous parlons d’une maison d’édition célèbre et de ce que mon institutrice appelle ses devoirs : les auteurs officiels y rendent régulièrement leur copie. J’en suis d’accord sans que se puisse discerner en moi le moindre ressentiment sournois. J’ai choisi la saucisse frites, madame Philomène le lapin à la moutarde.
Moi – C'est en général littérairement très fort, très futé, mais humainement ça ne vaut pas tripette.
Elle – Il manque une dimension d'émotion, ce sont des exercices d’écriture, des ouvrages cérébraux.
Moi – Chacun des auteurs pris à part, pas mal du tout, mais la sève enfin s'y épuise – et ils n'aboutissent qu'au déterminisme social qui les a fait rois. Ils tournent autour de leur nombril artistiquement circonvolutif. D'où ceci : parfaitement achevé, cela est parfaitement vain.
Elle –Abolis bibelots d’inanité sonore !
Moi – Voilà ! On travaille, en orfèvres admirables, des cabochons de carafe.
Elle – De l'art déco.
Moi – Ils sont trop intelligents. Ils se refusent à faire partie de la bande humaine : ceux à qui on la fait tout le temps, les imbéciles heureux, les pochards de l’émotion.
Elle – Nous !
Moi – L’éditeur dirige un laboratoire : milieu stérile où le lecteur se déplace en combinaison de lecture avec lunettes de sécurité, gants prophylactiques, filtres de protection antibactérienne et masque à oxygène.
Elle – Ils n'ont pas la pulsion créatrice et la noble indifférence à l'inachèvement des grands romanciers français. Depuis que notre pays n'est plus dans la veine de l'Histoire il se dit que la littérature y manque d’ampleur, de respiration.
Je manque m’étouffer avec ma saucisse frites récalcitrante.
Moi – Ce n'est pas tout à fait vrai : il y a plutôt d'autres dispositifs romanesques.
Elle – Ah non ! Pas tes fragments !
Moi – Il est vrai que nous sommes en apnée, même pas sûrs de remonter des profondeurs, je le concède, peut-être la France est-elle à marée basse et ces gens ont-ils la conscience désolée d’écrire dans une langue morte.
Mais Philomène, à son habitude, réfléchit à ce que je ne dis pas beaucoup plus qu’à ce que je dis, et ma réflexion lui ouvre des horizons insoupçonnables.
Elle – Bref, tu es atrocement envieux.
☆