1001 Vies (757) : RUINES-DE-ROME – 44
« Voyez cet homme, un cartable à la main, que sa myopie égare entre les tables où chacun se détourne discrètement. Il cherche à qui parler. Morel a une arme favorite : la citation, dont ce vaste érudit fait un usage dictatorial. Or l’art de la citation relève de l’Art de la conversation. Elle arrive à propos et non à brûle-pourpoint. Elle n’est ni une menace ni un masque. Elle n’est pas là pour écraser ou pour cacher du néant. Elle étaye, elle seconde, elle précise. Elle est synthèse de ce qu’on aurait soi-même mal formulé. D’un bon usage elle est chatoyante, parcimonieuse, précieuse. Chez Morel, enseignant à la retraite qui s’ennuie et n’impressionne plus grand monde au-dessus de neuf ans, la citation est la lampe que braque la police sur le criminel dans les vieux polars très enfumés. Même atmosphère dramatique, fatale, en somme capitale. Elle n’éclaire pas, elle aveugle, et Morel guette dans les regards des suspects le flou qui dira que rien n’a été compris.
Dès le départ du grand érudit les bienheureux simples d’esprit frissonnent aux terrasses. Décidément on y voit mieux sans lui, on entend mieux, on respire mieux. »
Quand il pleut, Ali n’admet pas de sortir du Café Carré. Notre serveur a des réticences de chat. Il fait du surplace derrière le comptoir à la façon du sportif en salle sur un tapis de course. La Mousson a dû traumatiser son enfance pakistanaise. Si ces gens ont la Mousson.
Et justement il pleut quand le marathon annuel vient à passer devant le parvis du monument romain. Mon ami étrange, à cette vue, s’écroule de rire sur mon épaule, ce que je permets assez peu, il se redresse, essuie ses yeux du revers du poignet. Peut-être a-t-il pleuré ?
Il ne s’explique pas, il s’explique rarement, il semble avoir des difficultés avec notre langue, mais je crois comprendre. Il est évident que ce garçon aime s’amuser. Et qu’y-a-t-il de plus amusant qu’un Occidental ?
Les sportifs défilent, leurs survêtements sont un arc-en-ciel humain en déplacement horizontal, tous sont extrêmement poussifs, lourds, en sueur – très physiques.
La pluie claque des mains.
Légère.
Rien ne me distrait.
Le Café Carré est mon cabinet de travail en plein air. J’écris avec autorité une de mes Mille et Une Vies, à l’abri de l’averse sous mon parasol publicitaire Chez Binet – le regard fixé sur la ligne bleue de l’Arrivée.
Mon marathon personnel.
Parfois Ali s’assied sous mon toit de toile sans se soucier s’il dérange. Il va de soi que je ne lui en fait rien savoir : le Pakistanais est de la diversité, il ne veut rien savoir de nos mœurs. Ce prince au village me regarde travailler. Ça le repose. Un coup de vent disperse mes notes, Je cours après comme je cours après le talent. Ali me regarde courir à mon tour avec intérêt.
[à suivre]